La Finance et la Monnaie sont des armes cruciales dans le jeu géopolitique

Le « Plan de Relance » post Covid constitue une carte majeure pour l’UE. Une chronique signée Paul N. Goldschmidt - Directeur, Commission Européenne (e.r.) ; Membre du « Comité des sages » de Stand Up for Europe.

Contribution externe
La Finance et la Monnaie sont des armes cruciales dans le jeu géopolitique
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L’utilisation de l’arme monétaire ou financière dans le jeu politique n’est pas neuve et a pris de multiples formes au cours de l’histoire. Que ce soient les flux d’or et d’argent le long de la route de la soie ou remplissant les calles de la flotte espagnole et portugaise en provenance d’Amérique du sud, aux formes plus élaborées d’embargos, de contrôle des changes, de dépréciation monétaire, de manipulations ou de fraudes, la globalisation accélérée de l’économie et l’interdépendance croissante de ses acteurs, ont fait de l’accès continu aux marchés financiers une nécessité existentielle.


Après une période de domination de la £, liée à l’immense empire britannique, celle-ci céda, après la première guerre mondiale, le flambeau à la monnaie américaine qui, depuis, a continuellement augmenté son emprise sur le marché financier mondial. Le $ a bénéficié de l’abandon du taux fixe de sa convertibilité en or ($35/oz) au début des années 1970, de l’introduction des taux de change flottants suivie de la chute de l’URSS et de l’intégration progressive du monde communiste (et notamment de la Chine) au système mondial du commerce, confirmant ainsi son statut de « monnaie de réserve » et de « monnaie de transaction » de prédilection.

Lorsque l’UE s’engagea sur la voie de la Monnaie Unique, elle créa l’illusion de rivaliser avec le $ si l’Union menait à bien son intégration et se dotait des moyens militaires nécessaires à sous-tendre ses ambitions ; empêtrée dans ses propres dissensions et rivalités internes, c’est la Chine qui se profile aujourd’hui comme challenger de la puissance américaine et le Renminbi comme alternative à terme au $.

La pandémie a révélé le degré insoupçonné d’interdépendance entre pays membres de l’OMC en même temps qu’elle explicitait une perte de souveraineté correspondante inacceptable ce qui n’a fait que renforcer la domination du $. Conscient depuis les années 1960 de son « privilège exorbitant » (le dollar est notre monnaie et votre problème), les Etats-Unis ont longtemps géré cette situation de quasi-monopole de façon bénigne. Plus récemment, ils ont de plus en plus souvent menacé ou utilisé l’interdiction d’accès au marché du dollar dans le cadre de l’imposition de régimes de sanctions, comme celles proférées par Trump à l’égard de fournisseurs de North Stream II ou celles imposées par le Président Biden à la Russie. De surcroît, lors de la crise de 2008, l’accès aux liquidités en $ s’est révélé un facteur clé de la stabilité des marchés et de la capacité des banques étrangères à financer leurs engagements considérables libellés en $ ; cela a entraîné la création un réseau de « swaps » entre banques centrales tout en renforçant la toute-puissance de la FED.

C’est avec cette situation en tête qu’il convient de penser comment la mise en œuvre du Plan de Relance décidée par l’UE peut être exploitée de façon optimale pour renforcer le poids de l’Union sur le marché financier mondial, pour assurer une plus grande résilience de sa monnaie et consolider sa position en tant qu’acteur majeur sur la scène géopolitique.

La Commission nous a déjà révélé certains aspects du déploiement du Programme : un montant de €750 milliards émis sur 5 ans et remboursés entre 2028 à 2058. La distribution devrait se dérouler soit par syndication, soit par adjudication compétitive au travers d’un réseau d’intermédiaires agréés (primary dealers). Sujet à la ratification du Plan de Relance par l’ensemble des 27 PM, le calendrier des premières émissions envisagées pour l’été 2021 sera publié. Ces renseignements, pour utiles qu’ils soient laissent de grandes zones d’ombre qu’il est impératif de clarifier avant le lancement du processus.

En premier lieu il faut avoir le courage sinon l’ambition de nommer ce programme pour ce qu’il est à défaut de quoi les opposants accuseront l’UE d’induire l’opinion publique en erreur et ainsi porter un coup fatal à la construction européenne. De toute évidence, le Programme constitue de par sa taille, la première étape dans la construction d’un marché pérenne d’obligations « souveraines » destinées à devenir un de ses principaux instruments de financement de l’UE ; il a vocation à être significativement élargi de telle sorte que - si les dernières obligations émises d’ici 2027 seront effectivement remboursées en 2058 - l’encours de la dette de l’Union à cette date sera un multiple du montant initial du Programme.

En effet, malgré l’augmentation envisagée des « ressources propres » de l’Union dont le but affiché est de se substituer aux contributions directes des PM pour le service de la dette commune, la tentation de financer une part toujours plus importante du budget communautaire par l’emprunt s’avérera irrésistible, notamment lorsqu’il s’agira de financer les secteurs hors de portée des budgets nationaux : recherche, défense, immigration, environnement, ou événements inattendus comme la pandémie, etc.

Un tel développement aura des avantages considérables : elle diminuera la contribution des PM au budget de l’UE en facilitant l’équilibre des budgets nationaux et la solidarité indispensable requise par le partage d’une monnaie commune (comme c’est le cas aux Etats-Unis) ; elle autorisera le soutien de l’UE aux PM en cas de difficultés ou catastrophes. Le plafond de la dette de l’UE devra pouvoir être augmenté à intervalles réguliers par codécision du Conseil (à la majorité qualifiée) et du Parlement Européen, procédure à approuver lors de la prochaine révision des traités. Il va de soi que cela entraîne également l’extension de l’Eurozone à l’ensemble des 27 PM.

Sur un second plan, le marché des obligations de l’UE doit viser explicitement à concurrencer celui des bons du Trésor américain. En développant l’utilisation de l’€ et en procurant à ses utilisateurs des instruments de gestion de risques (y compris leurs produits dérivés) comparables à ceux du marché américain, l’UE aura accompli un grand pas vers son indépendance. Ce serait une contribution importante au rétablissement d’un équilibre sain dans la relation étroite et très profitable que l’UE, ses PM et les Etats-Unis ont partagé depuis la deuxième guerre mondiale.

Enfin, vu l’imminence du lancement du programme, il est urgent d’étudier très précisément les arrangements concernant le placement et le marché secondaire des titres ainsi que les responsabilités des acteurs, notamment les intermédiaires agrées, les teneurs de marché, les gestionnaires des plateformes de règlement/compensation mais aussi le rôle des organes supervision et de régulation des marchés

En particulier il faut réglementer le marché de telle façon qu’il demeure sous la supervision prudentielle de la BCE et autres organismes communautaires de contrôle. Vu la taille potentielle du marché et son caractère systémique prévisible, il est essentiel qu’il soit localisé physiquement dans la zone €. Des accords bilatéraux prévoyant des possibilités de régler des opérations de dérivés et notamment de « swaps » hors Eurozone devraient être limités - sur une base de réciprocité et d’équivalence - aux contrats où la contrepartie de celle exprimée en € est libellée dans la monnaie du pays où la plateforme (agrée) de clearing a son siège (donc USA uniquement pour les swaps USD/€ - Londres pour les swaps £/€, etc.). En cas de crise, ces règles diminueraient significativement le risque systémique que fait courir la domiciliation hors Eurozone de contrats libellés en €.

Vu la domination incontestable des banques américaines du marché obligataire mondial, qui s’appuie sur l’existence d’un marché domestique très développé et une couverture planétaire des investisseurs potentiels, leur rôle sera clé et incontournable dans le développement du marché des obligations de l’UE. Il convient donc, dès avant le lancement du programme de s’accorder sur la nécessité de garder la maîtrise du marché dans l’orbite de des Autorités de supervision et de régulation de l’Eurozone.

Les considérations énoncées ci-dessus dépassent de loin le seul Programme de Relance, mettant en cause clairement l’avenir de l’intégration de l’UE ; si celles-ci ne sont pas prises en compte dès l’origine, les chances de voir se créer un marché vibrant de la dette européenne seront compromises.

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