Que dit l’audit de la Cour des comptes européenne sur les failles du marché de l’électricité ? Et a-t-elle raison ?
Une chronique de Charles Cuvelliez & Patrick Claessens, Ecole Polytechnique de Bruxelles, ULB.
Publié le 22-02-2023 à 10h49
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La Cour des comptes européenne règle ses comptes avec la libéralisation du marché de l’électricité au travers d’un audit publié fin janvier. Pour elle, le travail a été mal fait, sans se prononcer sur les principes.
La libéralisation visait l’interconnexion des bourses d’électricité nationales, l’intégration des marchés nationaux et une capacité d’interconnexion entre États pour la concrétiser.
Il y a bien eu couplage (volontaire) de 19 bourses d’électricité mais limitée à un type de produit : les achats/ventes d’électricité à J + 1. Les marchés à terme (pour se prémunir contre les variations de prix) et le marché de l’équilibrage sont restés nationaux. Ce grand marché de l’électricité qui n’aurait pas dû connaître de frontières est contredit par la divergence persistante des prix gros au niveau national. Les 70 % de la capacité d’interconnexion entre États membres obligatoirement disponible pour les échanges transfrontaliers sont vains. La faute, pour la Cour, aux énergies renouvelables intermittentes qui montent avec une intensité que le législateur n’avait pas prévue au risque de congestionner les échanges transfrontaliers. Si on avait mieux coordonné et calculé les capacités d’interconnexion nécessaires qui tiennent mieux compte de l’évolution du mix électrique (intermittent) laissé à l’initiative de chaque État membre, on n’en serait pas là. Enfin, la Commission européenne a eu le tort de trop déléguer les détails techniques des échanges transfrontaliers aux régulateurs nationaux.
Analyses d’impact
Les coûts de la mise en œuvre de la libéralisation n’ont pas été évalués. Les quelques indicateurs de suivi prévus n’ont pas été définis et restent sans valeur cible. Rien n’a été préparé pour adapter la méthode de fixation des prix dans les situations de crise. C’est la raison des profits excessifs. Autre domaine négligé : la flexibilité de la demande (via l’agrégation de la demande, le stockage de l’énergie pour la moduler, la réduction rémunérée de la demande) face aux prix du marché de gros. La Cour des comptes pointe l’inefficacité de la surveillance (de l’intégration) des marchés, compliquée par une double compétence de l’ACER et de la Commission.
Transparence
Il n’y aurait pas eu moyen de détecter, dit la Cour, un échec de la libéralisation avant la crise en l’absence de rapport sur l’activité de surveillance des marchés de gros par l’ACER. C’est avec ces rapports, qui relèvent les entraves à l’achèvement du marché intérieur et qui recommande les actions correctives ; qu’on peut avancer. Ils sont d’autant plus importants que l’ACER ne dispose d’aucun pouvoir d’exécution. La fréquence ou le contenu de ces rapports ne sont pas fixés. L’ACER n’a pas à sa disposition de canaux efficaces pour collecter les données nécessaires à sa surveillance car il n’y a pas de stratégie cohérente au niveau de l’UE pour une collecte complète de données sur les marchés de l’énergie. Eurostat, la Direction Énergie de la Commission et l’ACER publient plusieurs flux de données qui diffèrent par la longueur des séries chronologiques. L’ACER se repose alors sur des échanges de vues avec les experts nationaux, sur des consultations au sein des comités européens réunissant les acteurs de marché et sur les questionnaires envoyés aux régulateurs. L’ACER n’a même pas demandé, entre 2016 et 2020, le renforcement du département surveillance.
Absence de recommandation
Les rapports de surveillance des marchés sont utiles avec des recommandations. Or, il n’y a eu récemment aucun avis officiel ni à la Commission ni au Parlement européen, si ce n’est pour rappeler les objectifs de la politique et les obligations légales qui en découlent. La surveillance des gestionnaires de réseau de transport n’a pas entraîné de progrès dans l’interconnexion entre infrastructures électriques. Malgré le suivi bisannuel des investissements dans la capacité de transport transfrontalier par l’ACER, la mise en œuvre d’environ la moitié des projets accusait des retards en 2019. Ni la Commission, ni l’ACER n’ont surveillé comment les États membres ont établi des sanctions appropriées et comparables dans leur droit national, ni comment les régulateurs nationaux ont appliqué les textes de l’UE.
Une surveillance avec 6 ans de retard
La surveillance des marchés n’est devenue effective que six ans après l’approbation du règlement qui la consacrait, puis elle a été suspendue à la suite de dysfonctionnements du système informatique. La majeure partie de l’électricité achetée en gros l’est sur les marchés gré à gré, moins transparents, exposés aux manipulations. Le rapport qui doit notamment l’évaluer n’a plus été publié puis 2017 !
L’ACER doit partager les informations qu’elle collecte avec les régulateurs nationaux et les autres autorités compétentes (financières, concurrence) : ce n’est pas toujours le cas, même pas avec la Direction concurrence à l’Europe. L’ACER a élaboré des alertes en se fondant sur des pratiques à risque connues mais n’en examine que la moitié. Elle a aussi le pouvoir – dont elle a usé – d’adopter des avis et des recommandations à l’intention d’acteurs clés. Mais rien ne l’oblige à assurer le suivi. Leurs destinataires ne sont pas tenus de lui rendre compte de leur respect.
Manque d’indépendance
Au sein même de l’ACER, le directeur est trop dépendant des avis favorables du conseil des régulateurs (un par pays). La règle de la majorité des deux tiers au sein de ce conseil implique le risque d’une minorité de blocage et rien n’est prévu pour les conflits d’intérêts (des décisions de l’ACER contraire aux intérêts d’un pays, par exemple) .
Pour la Cour, c’est clair : tout vient d’un manque de gouvernance. Peu importe la libéralisation à mettre en place, on n’en serait arrivé là. Mais il y a d’abord le rapport de force entre le côté centralisateur de la Commission et décentralisateur des États membres puisqu’ils restent compétents pour le choix du mix énergétique et de leur sécurité d’approvisionnement. Il faut se donner les moyens d’harmoniser plus de 20 marchés nationaux reposant sur autant de mix électriques différents tout en garantissant la sécurité d’approvisionnement de tous. Ce n’est pas gagné !
Pour en savoir plus : Cour des comptes européenne, Rapport spécial sur l’intégration du marché intérieur de l’électricité. Janvier 2023.