En France, le régulateur de l’énergie n’a pas froid aux yeux
Une chronique de Charles Cuvelliez, Ecole Polytechnique de Bruxelles, ULB.
Publié le 15-03-2023 à 14h01
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On ne les entendait pas beaucoup mais la CREG française, la CRE (Commission de régulation de l’énergie) a voulu consulter de manière structurée comment le monde académique et ses experts voyaient la réforme du marché de l’électricité. Leurs conclusions tombent à pic puisque quasi simultanément, la Commission publiait sa proposition de réforme. Ceci nous offre une première confrontation avant l’heure.
Il y a les surprofits des producteurs d’électricité qui n’utilisent pas de gaz tout en bénéficiant des prix de l’électricité produite à partir du gaz qui fixe. Pour les contrôler, car ils sont polémiques, différents moyens sont à l’œuvre : taxation de ces profits, les empêcher. Il y a aussi le modèle ibérique, efficace, que la Commission ne renouvellera pas, grâce auquel le gaz utilisé pour l’électricité est subsidié, ce qui réduit d’autant le coût de l’électricité produite à partir de ce gaz. Ces mesures anti-surprofits ne sont pas bien vues par les universitaires : elles dissuadent le marché de réagir rationnellement aux prix du gaz… quels que soient les dégâts sur le consommateur donc ! Dans sa proposition, la Commission entend pourtant pérenniser la récupération des surprofits, alors qu’elle n’était qu’une mesure d’urgence au plus fort de la crise.
Marché des capacités
Une partie des experts ne croient pas au marché des capacités, pourtant à même de réduire la pression sur les marchés court terme. Ce marché met à disposition une capacité de production adéquate à tout moment pour répondre à la demande d’électricité aux heures de pointe. La plupart du temps, ces capacités ne produisent rien : il faut rémunérer leur disponibilité au cas où, ce qui évite des prix qui partent en flèche. Le marché européen des capacités est trop hétérogène : il repose parfois sur les réserves stratégiques, il utilise un système d’enchères ou alors des options, parfois même des obligations de fourniture de capacités. L’hypothèse de base est dépassée : celui de l’électricité produite par des unités de production centralisée. Tenons compte de la flexibilité de la demande chez les consommateurs professionnels, dans les secteurs commerciaux ou administratifs. Où est le stockage dans ce marché, se plaignent encore les experts. La sécurité d’approvisionnement est une matière nationale : quand un pays X garantit la sécurité d’approvisionnement du pays Y, est-ce normal que son pays d’origine le rémunère pour cela ? La Commission, dans sa proposition, n’apporte rien de neuf aux mécanismes de capacités, qui restent dans les mains des États membres mais sous surveillance (et approbation) de la Commission : notre pays en sait quelque chose.
Contrats long terme
Il y a les contrats long terme, PPA (Power Purchase Agreement) et CfD (Contract for Difference), mis en avant par la Commission dans sa proposition de réforme publiée le 14 mars. Les PPA sont des contrats long terme de nature commerciale liant un producteur et un consommateur professionnel sur 15 à 20 ans Ces PPA traitent l’électricité produite à partir de sources d’énergie renouvelable. Ils sécurisent les revenus des producteurs malgré l’intermittence du renouvelable. Les CfD lient un producteur et un agent public avec un prix garanti fixe. Soit le producteur rembourse l’agent public si le prix de l’électricité a dépassé ce prix garanti soit l’inverse. Ils visent aussi le renouvelable. Mais à côté du PPA et des CfD, d’autres mécanismes sont encore peu développés, non liés au renouvelable, comme les futures qui protègent contre le risque d’augmentation des prix. C’est une sorte d’option d’achat d’électricité demain au prix d’aujourd’hui pour se couvrir contre son augmentation. Il y a les swaps, qu’on peut comparer à des CfD à double sens : le vendeur accepte de payer l’acheteur ou l’acheteur de payer le vendeur selon que le prix spot est supérieur ou inférieur à un prix fixe. Dans les CfD, c’est la quantité qui varie. Dans les swaps, c’est la quantité et le prix. Enfin, il y a les calls où une des deux parties, vendeur ou acheteur, accepte de payer la différente entre le prix spot à un moment donné et un prix fixé à l’avance.
Tous ces outils doivent être utilisés en même temps, pas uniquement les PPA (qui ne font intervenir que des acteurs privés avec un risque d’exercer trop d’influence sur le marché et peu adaptés à des investissements bas carbone) ou les CfD. La Commission, elle, ne considère que les CfD, les PPA et les contrats forward de nature financière car les deux parties s’engagent l’une vis-à-vis de l’autre sur un prix donné dans le futur sans nécessairement exiger de livraison. Le fournisseur n’a plus intérêt à manipuler les prix spots vu cet engagement qui le lie. La Commission le voir comme un PAA sur une durée plus courte.
Prix nodaux
Les experts plaident pour des prix de gros “locaux” au risque d’une hétérogénéité encore plus grande des prix de gros ! Comme on s’en doute, ils s’écartent ici du mantra de toujours de la Commission : marché unique, prix unique. Leur raisonnement ? La décarbonation impose d’investir dans le solaire et l’éolien, là où le soleil et le vent sont abondants mais ce n’est pas là que les réseaux sont les plus adaptés. Il faut établir des prix nodaux, c’est-à-dire liés aux endroits où l’électricité (renouvelable), est injectée ou soutirée. Là où le réseau ne peut l’absorber, les prix payés aux producteurs seront moins élevés. Cela montrera clairement où des investissements doivent être réalisés. Les consommateurs devront participer et paieront moins en moyenne s’ils sont capables de moduler aussi leur consommation au nœud en question. Les prix nodaux ont l’inconvénient de provoquer de l’hétérogénéité dans les prix de gros spécialement dans les pays où la production est éloignée de la consommation (en Allemagne). Or le marché intégré de l’électricité que vise la Commission, c’est un prix unique partout ! De fait, cette suggestion iconoclaste ne se retrouve pas dans la proposition de la Commission.
Le problème de la taxonomie
Enfin, les experts abordent le problème de la taxonomie des sources d’énergie renouvelable et de la taxe carbone. Le problème est que les technologies pour vraiment décarboner sont à leurs débuts. Il faut changer d’échelle disent les experts. Quant à la taxonomie, elle a pour but de lister quand une activité est considérée comme durable. C’est un cadre censé attirer les investissements. Mais les experts n’y croient pas. Le prix du carbone doit être intégré tel quel dans les prix du marché.
Mais surtout, pour ce panel, il ne faut pas changer les règles de marché à court terme. Ils doivent mieux fonctionner (plus de liquidité, plus de production, plus de stockage). Il faut promouvoir la flexibilité de la demande sans oublier une meilleure supervision des marchés par les régulateurs, point sur lequel les experts rejoignent la Commission.
Le consommateur repart les mains vides dans cette proposition. Il manque le coussin que prévoit la Commission dans sa réforme : le retour des contrats fixes, la possibilité d’avoir un deuxième contrat qui lui profitera quand les prix sont volatils à la baisse pour sa pompe à chaleur ou sa voiture électrique. Un consommateur qui ne peut se payer des panneaux solaires pourra même compter sur celui qui en a.
On comprend que la CRE et sa présidente ait pris ses distances.
- > Pour en savoir plus : Beyond the crisis : re-thinking the design of power markets, Report, CRE, Mars 2023 et Proposal for a regulation of amending Regulations (EU) 2019/943 and (EU) 2019/942 as well as Directives (EU) 2018/2001 and (EU) 2019/944 to improve the Union’s electricity market design, March 14, 2023.