Débat sur les taux d'épargne : méfions-nous des bons sentiments
Politiques et associations de consommateurs veulent rendre automatique la remontée des taux d’épargne. Mauvaise idée. Notre système financier doit se prémunir contre les dangers de taux restés trop longtemps négatifs. Explications.
- Publié le 28-06-2023 à 11h15
:focal(1294x840:1304x830)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/UPMTC2AG5VHNNI4PZTV4GIEYOU.jpg)
Une carte blanche de Philippe Dembour, ex-membre de la direction d’une banque systémique, ex-conseiller à la Commission bancaire et financière.
Tentons d’éclairer le débat des taux sur carnets de dépôt en corrigeant quelques réflexions émises qui témoignent d’une certaine méconnaissance des mécanismes de transmission des taux d’intérêt du marché dans les bilans des banques.
Réexpliquons basiquement le modèle des banques
Rappelons que le modèle traditionnel des banques consiste à transformer les dépôts à court terme en crédits à moyen et long terme. C’est ce qui permet aux carnets de dépôt de financer les prêts hypothécaires ou les obligations d’État. Ce modèle implique une marge d’intérêt positive entre le rendement des avoirs à long terme et le coût des dépôts à court terme. Cette marge permet de couvrir le coût de fonctionnement des banques (personnel, informatique, provisions…).
Les actifs des banques (crédits…) étant ainsi placés à plus longue échéance que les passifs (dépôts clients…), le taux de rendement moyen des actifs manifestera une plus grande inertie dans le temps que le coût moyen des passifs en cas de variation des taux du marché. La baisse de ceux-ci affectera plus lentement les actifs que les passifs. La marge des banques s’accroîtra dans un premier temps (1) et cet avantage ira de pair avec le fait que la valeur de marché des obligations que possèdent les banques va également augmenter (2).
Taux négatifs entre 2014 et 2022
Lorsque la BCE a assoupli sa politique monétaire dès 2014 en appliquant un taux négatif aux dépôts des banques, celles-ci ont pu initialement maintenir leur rentabilité grâce notamment à ce phénomène. Mais si les plus-values engrangées sur la vente des obligations pouvaient flatter le compte de résultat d’alors, elles allaient réduire les capacités des banques à faire face à la remontée des taux lorsqu’elle se produirait car le réinvestissement du produit de la vente allait se faire aux nouveaux taux plus bas du marché. Si la période de taux négatifs devait s’allonger outre mesure, le taux de rendement moyen des actifs risquait de chuter dangereusement. Et c’est ce qui se passa car les taux à court terme restèrent négatifs entre 2014 et juillet 2022, les taux longs franchissant aussi le territoire négatif…
Impacts d’une baisse puis d’une hausse des taux
Pour illustrer ce qui précède, le taux moyen des prêts hypothécaires des banques est passé de 4 % fin 2011 à 1,9 % fin 2022. Sur la même période, le taux moyen des obligations en portefeuille a décliné de 3 % à quelque 1 % (3). Lors de la remontée des taux, l’inertie des taux de rendement des actifs frappera les banques et cela, d’autant plus fortement que la duration moyenne de leurs actifs est élevée (4). Nombreux sont ceux qui pensent que la hausse des taux est favorable aux banques. En réalité, elles ne peuvent bénéficier de ces taux plus élevés que pour les nouveaux apports de capitaux et non pour l’ensemble des actifs existants sur lesquels, au contraire, des moins-values seront observées ! Elles sont également confrontées au risque non négligeable de voir le coût moyen de leur passif excéder la rentabilité moyenne des actifs. C’est ce qui s’est passé dans les années 80-90 avec quelques faillites d’établissements de crédit. Nous écrivions en 2016 (5) : “Vu l’impact favorable de ces taux négatifs sur les finances des États, il serait tentant de maintenir cette politique pendant des années. Mais les effets au niveau de la stabilité du système bancaire ne doivent pas être sous-estimés. […] Les banques sont prises dans un dilemme cornélien : investir dans des actifs à court terme faiblement rémunérés ou maintenir des actifs à long terme et courir d’importantes pertes lors de la remontée des taux à long terme.”
Sur base de ce qui précède, on peut imaginer les effets d’une remontée du coût du passif des banques à 2 %…
Pour nous rassurer… avec deux réserves
Cette analyse est toutefois tempérée par deux sources de soulagement.
D’une part, les banques ont été contraintes après la crise de 2008 de relever significativement le niveau de leurs fonds propres. D’autre part, certaines normes IFRS dont les banques belges avaient à l’époque signalé le caractère irresponsable ont été révisées. On imagine, en effet, ce qu’aurait donné sur la confiance dans le système bancaire la comptabilisation des moins-values latentes sur le portefeuille titres des banques…
L’analyse est aussi sujette à deux réserves. Primo, nous ne disposons pas du pourcentage des actifs bénéficiant d’un taux variable, ce qui permettrait aux banques de bénéficier plus rapidement des effets d’une hausse des taux. Secundo, nous n’avons pas d’informations sur le niveau de couverture du risque de taux d’intérêt des banques.
Rôle de l’autorité de contrôle
À ce sujet, certains observateurs ont dit que l’autorité de contrôle aurait failli à sa mission si elle n’avait pas “forcé” les banques à couvrir leur risque de taux d’intérêt. Les choses ne sont pas aussi simples. Si une banque avait couvert le risque de taux le 30 juin 2022 (juste avant la remontée des taux de la BCE), il lui en aurait coûté quelque 2,5 % par an (6). On comprend qu’elle ait pu hésiter et remettre à plus tard une telle décision, d’autant plus que nombreux sont ceux qui ne voyaient pas la remontée des taux avant un certain temps. On voit difficilement une autorité de contrôle imposer une telle décision aux banques d’autant plus qu’en se faisant, elle aurait indiqué au marché sa décision prochaine de relever les taux d’intérêt. Elle aurait ainsi risqué de provoquer une panique, tout le monde se couvrant au même moment. On voit ainsi à quel point il est délicat de combiner dans une même institution contrôle prudentiel et autorité monétaire !
Autres sources de déstabilisation
Ces réflexions nous incitent à opter pour un chemin du milieu qui n’est ni le statu quo à un taux proche de 0 % pour les carnets de dépôt ni un lien automatique avec les taux de la BCE qui provoquerait un inévitable problème de stabilité du système financier si la politique monétaire devait encore se durcir. Il ne s’agit ici en aucune façon de défendre les intérêts corporatistes des banques mais de se prémunir contre les dangers pour le système financier de taux d’intérêt restés trop longtemps négatifs. Signalons qu’un problème de stabilité d’un autre genre se poserait si les déposants ne faisaient pas preuve d’inertie et quittaient leur banque en cas de non-relèvement des taux par celle-ci. Les autorités monétaires ont-elles bien anticipé ces deux risques de stabilité liés à une politique de taux négatifs de longue durée. Le premier de voir les banques qui ne se sont pas couvertes incapables de mieux rémunérer leurs déposants par crainte d’une marge négative lorsque les taux auront remonté. Le second de voir les clients déstabiliser leur banque s’ils partaient tous en quête d’une meilleure rémunération.
Éthiquement, on peut aussi se demander si on peut faire supporter une seconde fois par les déposants les effets de la politique monétaire atypique menée par la BCE.
(1) Seulement dans un premier temps car les taux des dépôts ne pouvant devenir négatifs alors que ce fut le cas pour les actifs, la marge d’intérêt des banques allait descendre dangereusement.
(2) On conçoit aisément qu’une obligation qui donne du 3 % vaudra plus si les taux sont redescendus à 2 %.
(3) Financial Stability Report 2022, Banque nationale de Belgique, p. 33
(4) si les taux à long terme passent de 0 à 2 %, l’obligation à 10 ans perdra quelque 20 % en valeur de marché.
(5) “Vers un nouveau krach bancaire ? ”, la Libre, 2 septembre 2016. Voir aussi “Le système bancaire est-il en péril ? ”, L’Écho, 17 septembre 2019
(6) À cette date, le taux swap 10 ans en euros cotait 2,23 % et le taux euribor à 3 mois -0,2 %. Pour se couvrir, la banque aurait dû payer chaque année 2,23 % et recevoir -0,2 % sur le montant du contrat.