Peut-on être licencié pour un fait de la vie privée ?

En 2020, un employeur est informé de l’arrestation et de la détention en Serbie d’un de ses employés. Il le liencie pour motif grave... Une chronique d'Olivier Scheuer, avocat chez Thales Brussels.

Dans certaines conditions, un fait commis en dehors de l'entreprise et dans le strict cadre de la vie personnelle peut être sanctionné
Dans certaines conditions, un fait commis en dehors de l'entreprise et dans le strict cadre de la vie personnelle peut être sanctionné ©Copyright (c) 2017 Andrey_Popov/Shutterstock. No use without permission.

Les faits de la vie privée peuvent, sous certaines conditions, constituer un motif grave. Un arrêt récent de la Cour du travail de Liège illustre cette problématique. Les faits soumis à la Cour étaient les suivants : En mars 2020, Monsieur A., ouvrier de production, prend deux semaines de congé. À l’issue de ses congés, il ne se présente pas au travail. Son employeur lui adresse un courrier l’invitant à justifier son absence, sous peine de résilier son contrat de travail. Le 25 mars 2020, l’employeur est informé par le SPF Affaires étrangères de l’arrestation et de la détention en Serbie de Monsieur A. Le 2 avril 2020, il prend connaissance du jugement rendu en Serbie, condamnant le travailleur pour son implication dans un trafic d’êtres humains. Le 3 avril 2020, il licencie le travailleur pour motif grave, sans préavis ni indemnité.

Le motif grave invoqué à l’appui du licenciement vise non seulement l’arrestation et la condamnation du travailleur mais aussi les faits de trafic d’êtres humains et l’absence de contestation par Monsieur A. de sa culpabilité pour lesdits faits.

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Alors que l'on aurait pu s'attendre à ce que le travailleur fasse profil bas, il contre-attaque en postulant la condamnation de son ex-employeur au paiement d'une indemnité compensatoire de préavis ainsi… qu'à des dommages et intérêts pour licenciement manifestement déraisonnable. Rien que ça. Sans surprise, il est débouté par le Tribunal du travail de Liège. Persévérant, Monsieur A. décide de faire (fol ?) appel du jugement rendu devant la Cour du travail de Liège. Il fait valoir que (a) son licenciement est irrégulier sur la forme "en ce qu'il ne lui aurait pas été notifié dans le délai de trois jours ouvrables" et que (b) son licenciement est irrégulier sur le fond (principalement) en ce que sa condamnation "ne justifierait pas son licenciement pour motif grave, dans la mesure où non seulement il conteste sa culpabilité quant aux faits pour lesquels il a été condamné mais en outre cette condamnation n'aurait pas rompu de manière immédiate et définitive la confiance devant présider à la relation de travail".

1. Quant au respect du délai légal des trois jours

Pour Monsieur A., ce délai devait débuter au moment où l'employeur a appris son arrestation et sa condamnation (soit le 25 mars 2020), ce qui rendrait le licenciement (notifié le 3 avril 2020) irrégulier. La Cour du travail ne suit pas ce moyen. Elle décide qu'"il ne saurait être considéré que la (société) aurait eu une connaissance suffisante et certaine des faits […] avant même d'avoir été informée de la nature des faits pour lesquels le travailleur aurait été condamné, et il ne saurait évidemment pas être reproché à la (société) d'avoir attendu de connaître la nature de ces faits et la position du travailleur à leurs propos […]". L'employeur ayant pris connaissance du jugement condamnant le travailleur le 2 avril 2020, le licenciement a été notifié dans le délai légal. Il n'est donc pas irrégulier.

2. Quant à la preuve des faits invoqués au titre de motif grave

Monsieur A. ne conteste pas avoir été arrêté, ni condamné pour des faits de trafic d’êtres humains. Il ne conteste pas non plus avoir plaidé coupable. Tous ces éléments étaient du reste manifestement établis par les pièces versées au dossier par les deux parties.

3. Quant à l’existence d’un motif grave

Les faits relevant de sa vie privée, Monsieur A. considère qu'ils ne peuvent fonder son licenciement pour motif grave. Ce n'est juridiquement pas exact. Il n'y a en effet pas de "blanc-seing" pour les faits de la vie privée. Le licenciement, même dans sa forme la plus lourde, peut être envisagé lorsque le comportement du travailleur cause un "trouble objectif" dans le fonctionnement de l'entreprise. Dans ce sens, la Cour du travail décide que les faits reprochés présentent "un caractère de gravité exceptionnelle, dont l'impact dépasse assurément la sphère de la seule vie privée de Monsieur A. et a également une répercussion dans les autres sphères de sa vie, à savoir dans sa vie sociale et dans sa vie professionnelle, au vu du caractère fondamental et pénalement sanctionné des règles étatiques et des valeurs humaines qu'il a violées en l'espèce". La Cour du travail souligne par ailleurs que le fait que les événements n'aient pas directement porté atteinte à l'image ou la réputation de la société ne change rien à ce qui précède. La seule probabilité semble donc suffire.

La Cour du travail de Liège conclut que le licenciement est parfaitement régulier, sur la forme et sur le fond. Monsieur A. est, pour une seconde fois, débouté de toutes ses demandes. Il est condamné à payer une indemnité de procédure de 3 750 euros revenant à la société.

On retiendra de cet arrêt que la vie privée n’est pas un sanctuaire inviolable. Dans certaines conditions, un fait commis en dehors de l’entreprise et dans le strict cadre de la vie personnelle peut être sanctionné. Quand la gravité des faits n’est pas exceptionnelle (comme dans le cas exposé ci-dessus), les juridictions du travail apprécient généralement celle-ci au regard de la fonction du travailleur, de l’objet social de l’employeur, etc. Le chauffeur de car condamné pour consommation de stupéfiants en dehors de son temps de travail risquera donc davantage que le banquier condamné pour le même motif. En cas de condamnation pour faux et usage de faux, ce sera probablement le contraire.

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