Jean-Luc Verhelst : "Ce n’est pas du bitcoin dont les banques doivent avoir peur, mais plutôt de la technologie en général"
Passionné de technologie, en particulier de celle qui se cache derrière les cryptomonnaies, Jean-Luc Verhelst fait le point sur cette nouvelle classe d’actifs "pas encore mature mais qui le sera dans dix ans". Il est l'invité éco.
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- Publié le 26-06-2021 à 14h00
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“Je connais bien le quartier”, lance Jean-Luc Verhelst. “J’ai parfois travaillé dans les espaces de coworking mais je n’avais jamais vu cet étage”, sourit-il.
Le nom de notre invité ne vous dit peut-être rien et pourtant dans le milieu de la cryptomonnaie on ne le présente plus. Passionné de technologie, il est l’auteur du livre Bitcoin, the Blockchain and Beyond (2017) et travaille comme conférencier, formateur et conseiller indépendant. Jean-Luc Verhelst est également professeur associé à l’IESEG, en France, où il dispense des cours relatifs à la blockchain. Ses étudiants n’ont qu’à bien se tenir puisque celui-ci a remporté le prix de la meilleure thèse financière de 2014 en Belgique grâce à son mémoire sur… le bitcoin.
Il est le cofondateur de la communauté blockchain HIVE. brussels et a été sélectionné par la Commission européenne en tant que membre de l’EU Blockchain Observatory and Forum. Avant son poste actuel, il a travaillé plusieurs années en tant que consultant en stratégie et est devenu le leader de la blockchain pour Deloitte Belgique. Récemment, il a été auditionné au Parlement dans le cadre d’une Commission qui s’intéresse aux cryptomonnaies.
Les cryptomonnaies est-ce que c’est de l’argent finalement ?
Ce qui est intéressant c’est de définir ce qu’est l’argent. Théoriquement, c’est un moyen de transfert, une unité de compte (c-à-d que les gens l’utilisent comme référence) et qui garde de la valeur à travers le temps. Finalement, aujourd’hui, l’argent c’est ce en quoi on croit collectivement comme étant quelque chose qui a de la valeur. Le bitcoin est un peu une nouvelle classe d’actifs, ce n’est pas quelque chose qui va remplacer l’euro mais c’est une évolution technologique. C’est une forme d’argent 2.0.
Récemment, le cours du bitcoin est passé sous les 30 000 dollars. Est-ce que la volatilité de la cryptomonnaie n’est pas le plus grand danger ?
Le bitcoin est certainement volatil, personne n’est là pour le nier. Cependant, cela dépend du paradigme dans lequel on vit. Aujourd’hui, un euro est égal à un euro et un bitcoin est égal à un bitcoin. Là où il y a une différence c’est lorsqu’on joue sur les taux de change entre les deux. Oui c’est très volatil mais c’est lié au fait qu’il s’agisse d’une classe d’actifs qui n’est pas encore mature. Elle sera sûrement plus stable dans dix ans.
Elon Musk a beaucoup d’influence sur le bitcoin, est-ce que c’est problématique ?
Oui c’est problématique pour les spéculateurs à court terme. Sur le long terme ça l’est moins. On a déjà connu ça en 2017 avec le CEO de JP Morgan qui disait que c’était une arnaque, aujourd’hui plus personne n’en parle.
Le cours du bitcoin a fluctué notamment en raison du durcissement de la Chine face aux cryptomonnaies. Les autorités chinoises ont coupé l’électricité et interdit les échanges de cryptomonnaies dans le pays. Pourquoi ce durcissement ? Est-ce que ce sera suffisant pour enrayer le mouvement ?
La Chine est très attachée à sa monnaie. Quand on touche aux yuans ça ne plaît pas au gouvernement chinois. Il ne faut pas oublier que la devise est un moyen de contrôle. En réalité, c’est plutôt un effet d’annonce parce que ces lois ne sont pas nouvelles. D’ailleurs, la Chine interdit les transactions du quotidien et pas la détention de bitcoin. Je ne pense pas qu’au niveau mondial, cela aura des conséquences sur le bitcoin.
C’est lié au fait que la Chine lance sa propre monnaie numérique ?
Peut-être mais je ne suis pas sûr que ce soit la bonne stratégie. On ne pourra pas empêcher le bitcoin d’être utilisé. On peut comparer cela aux téléchargements de musique ou de film, les textes de lois l’interdisent mais cela n’empêche pas les gens de continuer à le faire. Aujourd’hui, il y a des plateformes qui encadrent le système mais elles utilisent la même technologie qui était auparavant interdite.
Est-ce que les monnaies numériques sur lesquelles travaillent la Chine et les États-Unis peuvent concurrencer les cryptomonnaies ?
Oui elles peuvent mais seulement si elles sont bien conçues et si elles prennent en compte ce que veulent les gens. Cela peut varier d’une banque centrale à une autre. En Europe, par exemple, on est attaché à la vie privée; en Chine c’est moins le cas. Cela dépendra aussi de la politique monétaire: est-ce que les banques centrales auront leur mot à dire ? En créant leur monnaie numérique, elles peuvent concurrencer les cryptomonnaies mais elles leur donnent aussi une certaine légitimité puisqu’elles utilisent la même technologie. Mais ne pas concurrencer, c’est laisser faire. Au final, le consommateur aura le choix entre des monnaies émises par les États, par des entreprises privées ou par des algorithmes.

Si la banque centrale émet directement la monnaie numérique, ça n’est pas bon pour les banques traditionnelles…
La banque centrale européenne n’a pas pour ambition de détruire les banques traditionnelles ou de les shortcuter (passer outre), mais la technologie fait qu’on n’a pas besoin d’intermédiaire lorsqu’il s’agit d’effectuer des paiements; c’est une donnée technique plutôt que souhaitée. Cependant, même si la banque centrale n’a pas besoin des banques d’un point de vue technologique, elle n’a pas pour ambition de s’embarrasser de la paperasse administrative et légale que le législateur a imposée aux banques, en termes de contrôle.
La BCE est-elle déjà en retard à ce niveau-là ?
Non je ne pense pas. On sait que l’Europe aime réfléchir mais elle aime aussi bien faire les choses. Il n’y a pas de mal à réfléchir, il ne faut pas toujours être le premier. Si le projet voit le jour et que l’agenda 2025 est tenu, ça ne me paraît pas trop tard.
Elle a raison de s’y intéresser ? D’un point de vue géopolitique, est-ce un avantage d’avoir sa propre monnaie numérique ?
Oui car c’est inévitable. Géopolitiquement c’est aussi un avantage car cela offre plus de contrôle aux États sur un des outils que les gens utilisent pour leurs transactions.
Concrètement, comment les banques centrales, comme la Banque de France, travaillent aujourd’hui pour surveiller les flux de cryptomonnaies, et tenter de les réguler ?
Comme pour l’argent fiduciaire, les États s’inquiètent d’une utilisation à des fins de blanchiment, de financement du terrorisme… donc ils essaient de les réguler en mettant en place des licences pour les plateformes d’échanges. L’obtention d’une license implique qu’elles doivent respecter certaines règles.
Pensez-vous qu’une régulation au niveau belge a du sens ou doit-elle se faire au niveau européen ?
L’Europe fait du bon boulot mais cela peut être renforcé par les États. La première étape est d’appliquer le cadre européen existant, ce qui n’est pas toujours le cas. La deuxième, c’est d’aller plus loin en se positionnant clairement. L’État a un rôle en matière d’éducation et de sensibilisation, afin d’aiguiller le citoyen vers les intermédiaires de confiance car il y a pas mal d’arnaques dans le milieu.
La Belgique pourrait aller plus loin ?
Oui, en se positionnant clairement. C’est un milieu où il y a énormément de capitaux. On ne parle pas seulement des gens qui détiennent des cryptomonnaies mais des fonds d’investissement qui investissent dans des start-up, ce qui est porteur pour l’économie. On pourrait les attirer en régulant, sans avoir des zones grises comme c’est le cas maintenant.
La Chambre a commencé à s’intéresser aux cryptomonnaies, vous avez d’ailleurs inauguré l’une des séances, qu’est-il ressorti de ces débats ?
Pour le moment il n’y a pas encore grand-chose qui en est ressorti. Ils sont beaucoup dans l’écoute mais c’est bien, c’est quelque chose qui n’existait pas il y a trois mois. J’appelle le secrétaire d’État (Mathieu Michel, NdlR) à au moins considérer la chose, on verra s’il en fait sa priorité.

Les cryptomonnaies sont très populaires dans les pays du sud, le Salvador par exemple a adopté le bitcoin comme devise légale…
Oui c’est historique. Cela ne sera pas le dernier je pense. Le pays a adopté le dollar parce que les familles en envoyaient depuis les États-Unis. C’est un peu la même chose avec le bitcoin aujourd’hui parce qu’il n’y a pas de frais de transaction. C’est une solution alternative mais il y a des limites. Le Salvador ne va pas faire tourner son économie grâce au bitcoin, il leur faut une politique monétaire souveraine. Dans ces pays, beaucoup de personnes n’ont pas accès aux services bancaires et doivent passer par des plateformes qui taxent énormément, le bitcoin est vu comme une bonne alternative car le paiement se fait sans intermédiaire.
C’est un danger pour le dollar ?
Le dollar est une monnaie étatique qui ne convient pas à certains pays pour plusieurs raisons, que ce soit pour les frais de transfert ou pour la politique monétaire. Les gens continueront à utiliser le dollar même si ce n’est plus la devise étatique; c’est d’ailleurs une perte de pouvoir pour les États-Unis.
Ne pensez-vous pas que les banques traditionnelles ont une responsabilité dans l’émergence de ces flux et moyens de paiement “alternatif s” ?
Le système bancaire traditionnel d’aujourd’hui a toujours bien plus à offrir. Il va financer l’économie, contracter des prêts, fournir des liquidités, s’assurer de la confiance… mais la réalité est que l’expérience client des banques n’est pas bonne. Si on veut retirer un montant important, il faut aller au guichet dont les heures d’ouverture sont improbables. En tant que personne technophile, je trouve que les plateformes d’échange et les néobanques sont plus efficaces malgré qu’elles sont soumises aux même contraintes régulatoires.
Par exemple, on vous demandera les mêmes documents et de passer votre visage à la webcam plutôt que de vous présenter au guichet. Les banques peuvent donc perdre ce genre de profil. Ce n’est pas du bitcoin dont elles doivent avoir peur, mais plutôt de la technologie en général. KBC par exemple joue cette carte avec des plateformes de courtage en ligne comme Bolero; c’est un positionnement stratégique. Encore une fois, s’il n’y a pas de positionnement clair ou de régulation du bitcoin, c’est compliqué pour le secteur.
La réputation dont souffre le bitcoin est-elle légitime ?
Pas pour moi… l’utilisation du bitcoin à des fins douteuses fait partie de son histoire mais la première industrie qui a utilisé les casques virtuels 3D, c’est l’industrie du porno. Beaucoup d’industries un peu louches sont sources d’innovation parce qu’elles sont mises de côté par certains marchés. Ces innovations sont maintenant utilisées de façon plus large à des fins légitimes.
Le bitcoin consomme énormément d’électricité, est-ce qu’il pourrait devenir moins polluant ?
C’est une question compliquée car les données ne sont pas objectivables. Ce qui est sûr, c’est que ça consomme beaucoup d’énergie. Mais est-ce que c’est mal de consommer de l’énergie si elle est issue du renouvelable ? Les mineurs n’ont pas intérêt à utiliser de l’énergie fossile puisque ça coûte plus cher...