MP 3: la fouille des cartables?

Face à la montée en puissance du téléchargement par Internet d'oeuvres artistiques, faut-il suivre ceux qui estiment que l'acte de télécharger est un vol comparable à celui du vol d'un CD chez Virgin, développer les DRM (Digital Rights Management) et mettre parallèlement en place une législation dure ainsi que les moyens de la faire appliquer ?

Face à la montée en puissance du téléchargement par Internet d'oeuvres artistiques, faut-il suivre ceux qui estiment que l'acte de télécharger est un vol comparable à celui du vol d'un CD chez Virgin, développer les DRM (Digital Rights Management) et mettre parallèlement en place une législation dure ainsi que les moyens de la faire appliquer ? Ou faut-il considérer qu'Internet permet la démultiplication à l'infini d'oeuvres considérées comme des biens publics et qu'aucune loi ne devrait s'opposer à en avoir une libre jouissance, quitte à offrir en contrepartie un système de compensation?

Il s'agit d'un débat très complexe : juristes, économistes et pouvoirs publics de divers pays ne sont pas encore parvenus à un consensus. Replaçons donc le débat dans une optique historique. Tous les progrès technologiques majeurs se sont accompagnés de la remise en cause des pouvoirs traditionnels: l'Internet -et les possibilités qu'il offre- en constitue un nouvel exemple. De même, l'invention de l'imprimerie de Johannes Gutenberg a détruit le monopole de l'Eglise et ses moines copistes sur les textes et leur diffusion. Cela permit la diffusion de la Bible et l'essor du protestantisme, mettant fin à l'hégémonie de l'Eglise en Europe. Et pourtant, à l'époque, la reproduction d'oeuvres sur une large échelle restait très coûteuse, le transport des oeuvres imprimées prenait encore des semaines et se faisait au profit d'une élite ultra-restreinte. Par comparaison, l'émergence du Peer-to-Peer, permettant de diffuser toute oeuvre numérisée gratuitement, quasi-instantanément et quelle que soit la distance, à un milliard d'êtres humains connectés, ne peut pas ne pas conduire à un bouleversement majeur du mode de gestion de la culture.

Une fois posée cette perspective historique, on voit bien l'inanité de raisonner en termes légaux sur la base de la situation pré-Internet. A cet égard, l'arrière-gardisme n'est pas nouveau : on sait qu'après l'invention de Gutenberg, la République de Venise tenta par décret d'attribuer le monopole de l'impression des livres à l'imprimeur allemand Johannes von Speyer. Autre ironie, Gutenberg mourut ruiné à la suite d'un procès fait par les fabricants de presse à raisin pour le vol de l'idée de vis sans fin.

Faut-il prendre des mesures coercitives du même acabit, sachant qu'à l'heure actuelle, rien ne permet de conclure quant à l'impact sur les ventes du téléchargement gratuit ? D'après une étude portant sur 2.755 musiciens américains, seuls 8 pc répondaient que le téléchargement avait nui à leurs ventes; 57 pc pensaient que cela n'avait pas eu d'impact et 35 pc pensaient que cela avait été bénéfique. La totalité d'entre eux s'accordaient sur l'absence d'impact négatif sur les passages en radio et la participation aux concerts, générateurs de revenus importants, et entre la moitié et les deux tiers reconnaissaient un impact positif. De plus, les biens vendus dans le commerce et ceux qu'on télécharge ne seront jamais parfaitement substituables : on s'imagine encore mal offrir 15 morceaux de MP 3 de Tino Rossi à sa belle-mère pour Noël. Enfin, il n'est pas sûr que les brevets et copyrights soient la seule solution sans laquelle la création se tarirait : comme pour la plupart des recherches fondamentales, il suffit que l'artiste souhaite simplement maximiser son impact pour des raisons non commerciales : la gloire ou le succès auprès des adolescentes. Et, comme pour la recherche, la notoriété peut et doit générer des revenus annexes: dans ce cas, il est moins utile de protéger les créations vis-à-vis des internautes que de renforcer les droits de diffusion dans les médias traditionnels (radio, TV, discothèques).

Le noeud du problème est donc bien de produire de la complémentarité et de construire un nouveau modèle de diffusion culturelle où le service de base est gratuit et le profit se fait sur les produits dérivés, comme ailleurs sur Internet. Que certains artistes consacrés, proches des politiques, ne veuillent pas en entendre parler ne doit pas surprendre : personne ne voudrait abandonner une telle rente.

Dernier point, le plus controversé mais peut-être le plus entendu dans la blogosphère: supposons qu'il existe une infime externalité culturelle, ou en termes plus romantiques que le monde serait meilleur si chacun pouvait avoir accès gratuitement à Mozart, Offenbach et Fritz Lang, alors les arguments d'efficacité plaident en faveur de la libéralisation massive de la diffusion des oeuvres artistiques. Les gouvernements pourraient innover au nom de l'exception culturelle en offrant à tout nouveau-né un disque dur de 160 Go des oeuvres artistiques majeures.

A contrario, mettre en place les moyens de protéger les droits de propriété intellectuelle «à l'ancienne» est irréaliste par rapport aux libertés individuelles : le stock de musique gratuite est désormais tel que les échanges se font en dehors d'Internet, dans les cours de récréation et avec des disques durs amovibles. La police devra-t-elle alors fouiller les cartables?

Cet article est sous copyright Telos-eu Agence intellectuelle

© La Libre Belgique 2006


Universités ETIENNE WASMER Professeur d'économie à Montréal (UQAM) et chargé de recherche à ECARES (ULB). Professeur de Sciences économiques. Titulaire de la chaire de recherche du Canada sur la Dynamique du marché du Travail. PhD de la London School of Economics and Political Science. Research Fellow, IZA et CEPR. Ancien élève de l'Ecole polytechnique, Paris. Wasmer. etienne@uqam.ca Contexte Dans le débat sur la copie illicite de la musique, les consommateurs sont très mal représentés. Les majors et les artistes font un lobbying considérable auprès des gouvernements. Thèse Les évolutions technologiques sont inéluctables, il serait dangereux d'essayer d'en limiter la portée sans que les études ne permettent de conclure avec certitude que la copie de MP 3 a un impact négatif sur les ventes. Conclusion La pénalisation de la pratique de 8 millions d'internautes français et de millions d'autres en Europe est difficile. Sa mise en application requiert de plus des moyens d'investigation posant problème au plan des libertés individuelles.

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