Mac PC: Une guerre de religion

La querelle des deux chapelles informatiques dure depuis près de trente ans, avec leurs icônes en guise de guides spirituels : Steve Jobs et Bill Gates. "Mac est catholique et Microsoft protestant"

Christophe Alix

©Libération

Le film s’appelle "Vista Blues", du nom du système d’exploitation lancé par Microsoft en 2007. Il met en scène un ringard de l’Amérique profonde, vêtu d’un infâme costume marronnasse, qui chante sur un air de country les malheurs de son nouveau PC. A ses côtés, un jeune tout ce qu’il y a de plus décontracté, son antithèse absolue, compatit, l’air moqueur. Cinquante secondes d’hilarité pour tous les nerds et geeks (fanas d’informatique) de la terre et trois lettres qui, telle une révélation, illuminent l’écran en guise de conclusion : Mac. Bien vacharde, la publicité d’Apple outre-Atlantique s’adresse directement aux 95 % de "PCistes" sur terre - sur un milliard d’ordinateurs en activité. Et vient leur rappeler, non sans humour, qu’en matière d’épanouissement numérique, un autre choix reste possible, incarné dans une pomme arc-en-ciel à moitié croquée. Mac/PC, PC/Mac, "macophiles" et "PC-cintrés", "Windows-compatibles" et "OS-Xistes".

Légendaire, l’opposition de ces deux marques à la notoriété planétaire s’affiche comme un condensé de la courte histoire de la micro-informatique ; illustration parfaite de l’affrontement toujours réactivé de deux visions du monde, deux styles de vie. Le créatif à la recherche de son plaisir informatique - fut-il un brin futile - versus le cérébral ivre de la technicité et de la puissance de sa machine. Dit autrement, Macintosh par passion et conviction, PC par réalisme et raison. Deux religions en somme, avec leurs liturgies, leurs grandes messes, leurs millions de fidèles dévoués et à l’occasion critiques, et surtout leurs deux icônes planétaires : Steve Jobs, que certains appellent, en riant à moitié, "Dieu", 54 ans, fondateur et toujours PDG d’Apple, et Bill Gates, dit "l’architecte en chef" (de l’univers ?), son cadet de quelques mois, 53 ans, fondateur de Microsoft.

C’est le très érudit Umberto Eco qui, il y a quinze ans, a brillamment planté le décor de cette nouvelle guerre de religion. En 1994, l’auteur du "Nom de la Rose" écrivit dans l’hebdomadaire italien "l’Espresso" un texte génial, dans lequel il expliquait pourquoi le Mac est catholique et le PC protestant. "Le Mac est gai, chaleureux, accompagne le croyant dans un parcours initiatique où chacun a droit au salut, expliquait-il. A l’inverse, le PC est austère et impose au béotien de prendre lui-même son destin en main "dans la solitude de ses propres tourments". Et tant pis si seuls une poignée d’élus accèdent au paradis, le monde est injuste et le PC aussi ! Bien sûr, bémol de taille, le titulaire de la chaire de sémiotique de l’université de Bologne faisait référence à une époque aujourd’hui révolue. Celle où le Mac, première interface graphique de l’histoire de la micro-informatique, réagissait déjà instantanément au clic de souris alors que le grisâtre PC "compatible IBM", toujours à l’âge de pierre, fonctionnait encore à la ligne de commande, accueillant d’un bien peu chaleureux "A" ses ouailles à l’allumage de l’écran.

Quinze ans après Eco, les choses ont-elles réellement changé ? A-t-il suffi que le PC se convertisse, avec Windows 95 (en 1995), à l’imagerie "iconique" et "catholique" du Macintosh pour que Microsoft réussisse à camoufler toute la complexité d’une religion certes riche, mais pleine de ces bugs qui ne mènent nullement le profane au nirvana mais trop souvent nulle part, voire pire, à l’enfer du crash informatique ? "La différence demeure, c’est indéniable", tranche, catégorique, Denis Bertrand, également professeur de sémiotique, à Paris VIII. "Le PC appartient à l’âge classique, cartésien, alors que le Mac est un objet baroque", estime cet être "binaire", à la fois utilisateur de Mac et de PC. "Apple injecte de l’humain dans la machine, s’enflamme-t-il, c’est un monde magique et ludique, de sensorialité vive, tactile même depuis l’iPhone, un univers qui incorpore la rêverie au travail, là où le PC reste parfaitement loyal à l’idée que l’on se fait d’un objet technique." Alors, la messe est dite ? Faut-il élever au rang de dogme la supériorité intrinsèque du Macintosh sur le PC ? Dans la religion, les écritures ne sont jamais si simples à décrypter.

Dès leur genèse, tout ou presque oppose Apple Computer Inc (son nom d’origine) et Microsoft (contraction de Microcomputer Software). La première naît le 1er avril 1976 dans le garage de la famille Jobs, dans la Silicon Valley. L’accouchement est assez rock’n’roll - fauchés, les deux Steve, Jobs, 21 ans, et Wozniak, 26 ans, doivent respectivement vendre une Volkswagen et une calculatrice programmable pour 1300 dollars et financer l’Apple I - avec ce parfum bricolo-beatnik qui ne cessera de nourrir le mythe d’une coolitude californienne réincarnée, sous forme digitale, dans le Mac. Végétarien, épris de spiritualité indienne et mangeur de pommes (la McIntosh est une variété à peau rouge et épaisse), celui qui n’hésitera pas, à la fin des années 1980, à envoyer bouler le Pentagone, qui souhaitait lui acheter 15000 postes de travail, a un projet démiurgique : être le premier à mettre au point, et de A à Z, un ordinateur qui soit beau, simple à utiliser et trônant un jour dans tous les foyers américains, à côté de la télévision.

Ce n’est pas du tout le souci de Bill Gates et Paul Allen qui, à l’âge de 20 ans pour le premier, créent exactement un an plus tôt Microsoft, à Albuquerque, Nouveau-Mexique. Etudiant à Harvard, qu’il abandonne en cours de route, Bill Gates n’est pas une grande gueule charismatique et jusqu’au-boutiste nourrie aux idéaux de la beat-generation comme Steve Jobs. C’est un geek, fils introverti d’un avocat de Seattle et tellement plus pragmatique en affaires. Son intuition à lui, c’est que celui qui contrôle le langage des machines contrôlera le monde. Il s’y applique dès 1975, avec l’Altair 8 800, concurrent direct de l’Apple I, pour lequel il écrit son premier logiciel. Puis, à partir de 1980, avec l’IBM PC, leader incontesté du secteur à l’époque. Déménagé à Seattle, le toujours nain et sous-traitant Microsoft met au point pour Big Blue (surnom d’IBM) un programme dont il réussit à rester le propriétaire. Une nouveauté absolue à l’époque, erreur historique d’IBM, puisque cela permettra à Bill Gates de cloner sur des millions de "compatible PC" son programme et d’engranger les royalties de licences par milliards.

Inévitable, la confrontation entre l’informatique désincarnée, standardisée et professionnelle de l’IBM microsofté - marabouté ? - et celle, esthète et rebelle, d’Apple, s’engage à partir de 1984, avec un premier coup d’éclat marketing : le lancement tonitruant du Macintosh. "Pourquoi 1984 ne sera pas "1984 [référence au roman de George Orwell ]", conclut le spot télévisé choc, réalisé pour l’occasion par Ridley Scott et diffusé lors de la finale du Super Bowl américain, le plus grand événement sportif outre-Atlantique. Une attaque frontale contre Big Brother IBM et son vassal émancipé Microsoft. Malgré la longue éclipse du bouillant Steve Jobs, débarqué d’Apple en 1985 et de retour en 1997 - "Le seul messie à être physiquement revenu parmi les siens", s’amuse le blogueur Olivier Ezratty, ex-Microsoft - le duel Mac-PC ne cessera plus. Marginalisé pour n’avoir jamais cédé aux sirènes du clonage et de l’échangisme informatique, Apple continue de "think different" dans sa niche (3 à 5 % du marché selon les années), avec John Lennon et Gandhi en guise d’étendards publicitaires. Tandis que Microsoft ne se gêne surtout pas pour copier les recettes de Mac avec Windows 95, explosion d’icônes en tous genres à la force de frappe commerciale démentielle.

Afin de mettre un terme au différent juridique qui l’oppose à la quasi-secte qu’est devenu Apple au sujet de la paternité de l’interface graphique (la décoration de l’église en quelque sorte), la religion majoritaire et quasi unique Microsoft ira même, en 1997, jusqu’à croquer un petit morceau du fruit en plaçant 150 millions de dollars dans le capital de la pomme. Les réformés qui font œuvre de charité pour maintenir les cathos à flot, c’est le monde à l’envers d’Umberto Eco.

Si Microsoft ressemble parfois plus à une tour de Babel qu’à une religion à la liturgie compréhensible par les fidèles, cela tient à la nature de son expansion, rapide et désordonnée. "Contrairement à ce que l’on croit, le monde du PC est plus ouvert et plus diversifié que celui d’Apple, explique Olivier Ezratty. C’est celui d’une profusion de gammes, de produits, un super-prosélytisme à l’argumentaire séduisant puisqu’il coûte bien moins cher qu’Apple mais qui, forcément, n’évite pas les couacs et la cacophonie." La preuve avec Vista, la dernière bible de Microsoft, qui a beaucoup plus de mal à convaincre les fidèles que d’habitude : il existe sept manières de la refermer en éteignant le PC, comme si chaque division, chaque courant de cette église aux ramifications multiples avait tenu à apporter sa touche au nouveau texte sacré.

Chez Apple, aucun risque. La secte n’a rien, mais alors rien du tout, de byzantine ou bordélique. Seule la parole de Jobs est d’évangile, seul ce tyran du "cool" est habilité à s’exprimer lors de grands sermons (on les appelle les keynotes) où, le regard perçant, il répète inlassablement les mêmes mantras : "cool", bien sûr, "vous avez déjà vu quelque chose comme ça ?", et le rituel "one more thing" (une dernière chose), qui précède toujours l’annonce d’un produit "incroyable", iPod, iPhone ou autre ordinateur portable "le plus fin du monde". Dans son église au design impeccable, toute de blancheur immaculée, aucun schisme ou déviance n’est toléré et gare à celui qui remet en cause le culte du secret et le strict cloisonnement des différentes paroisses. "Nous travaillons par cellules, comme une organisation terroriste", déclarait, début 2001, Jon Rubinstein, ancien directeur du hardware, aujourd’hui président de Palm. Mais le christique Jobs se fout du qu’en dira-t-on, qui le lui rend bien. "Steve est la preuve vivante que ce n’est pas un problème de se comporter comme un connard, expliquait récemment Guy Kawasaki, ex-marketeux d’Apple. Je me sens pas du tout proche de sa manière de faire, mais ce n’est pas son problème, c’est le mien. Il tourne simplement sous un autre OS."

Le miracle, c’est que cette stratégie a fini par donner d’excellents résultats. A commencer par la musique, où l’iPod monopolise 70 % du marché, mais également dans les Mac, où les ventes ont bondi de 51 % au premier trimestre 2008. Comme si, après des années de purgatoire, le jusqu’au-boutisme puriste des mangeurs de pomme avait fini par séduire des ouailles complètement paumées dans la nébuleuse du PC. "Le plus troublant, reconnaît le publicitaire Eric Holden, naturellement 100 % Mac, comme - presque - tout le monde de la pub, c’est de penser que pour une fois, la créativité d’Apple ne sort pas du chaos mais d’une vision visiblement hiérarchisée et structurée." Pour le plus grand confort spirituel des fidèles. Une chose est certaine, caro Umberto Eco, voilà une façon de procéder qui ne déplairait pas à Benoît XVI. Alors Apple, quinze ans après, toujours le plus catho ?

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