L’actionnaire : (seul) copropriétaire ?
Partir sur l'idée que l'entreprise aurait un propriétaire est-elle plausible ? Deux stratégies permettent de se positionner par rapport à cette idée reçue.
- Publié le 05-02-2012 à 09h37
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Peut-être avez-vous été confronté(e), au détour d’une conversation sur l’entreprise, à une affirmation du genre : "Il est quand même normal que l’actionnaire soit seul à voter en assemblée générale ! N’est-il pas le propriétaire de l’entreprise ? " Il se peut que vous ayez été saisi(e) par le doute. Car, à la réflexion, la situation actuelle des détenteurs de capital mobilier dans une SA ne ressemble-t-elle pas aux privilèges électoraux qu’ont connus par le passé les propriétaires immobiliers dans certains Etats ? Comment justifier ce maintien de l’exclusion du travailleur du droit de vote dans l’entreprise alors que nous avons relégué au placard celle de réserver le droit de vote dans les Etats aux propriétaires fonciers ?
Pourquoi même insister d’ailleurs sur l’idée que l’entreprise ait un propriétaire ? Nous viendrait-il à l’idée de désigner le contribuable comme propriétaire de son Etat, le fidèle comme propriétaire de son église, l’adhérent comme propriétaire de son parti ou l’affilié comme propriétaire de son syndicat ?
Pour se positionner, distinguons deux stratégies. La première conteste le fait de décrire l’actionnaire comme propriétaire de la SA. Elle se décline de diverses manières. D’aucuns affirment que l’entreprise - contrairement à la société - n’a pas d’existence juridique et ne saurait donc avoir de propriétaire. Pour d’autres, si la société a bien une existence juridique, elle est une personne - et non une chose -, qui ne saurait dès lors avoir de propriétaire. D’autres encore soulignent qu’on ne saurait prétendre au statut de propriétaire si l’on bénéficie du privilège de la responsabilité limitée.
A notre sens, de tels arguments sont fragiles. Même si c’est peu éclairant, il n’est en effet pas totalement absurde d’affirmer que l’entreprise/société fasse aujourd’hui l’objet d’un régime proche de la copropriété. L’essentiel nous semble cependant ailleurs. Une chose est de dire que l’entreprise peut avoir des copropriétaires. C’en est une autre de savoir pourquoi ce statut devrait être réservé au seul actionnaire.
C’est ici qu’intervient une seconde stratégie. Elle souligne que notre énoncé initial tourne en rond. La seule raison d’affirmer que les actionnaires sont les seuls copropriétaires de la SA a trait au fait qu’ils sont les seuls à disposer aujourd’hui du droit de vote en AG. L’affirmation de leur statut de propriétaire résulte donc de la constatation du privilège électoral de l’actionnaire, et de rien d’autre. Mais si tel est le cas, il est évident que l’invocation de la qualité de propriétaire ne peut servir qu’à redécrire ce privilège électoral et ses conséquences, et non à le justifier.
Pour reprendre notre analogie, penser le contraire équivaudrait à accepter l’affirmation : " Il n’est que juste que ceux qui ne détiennent pas de terres soient exclus du suffrage. N’est-il pas vrai que seuls les propriétaires terriens disposent actuellement du droit de vote ? "
Il faut donc dénoncer ce sophisme et revenir à la question essentielle : existe-t-il de bonnes raisons de continuer à défendre le privilège actionnarial et l’exclusion du travailleur non actionnaire du droit de vote à l’AG ? Est-il exact par exemple que l’écart de prise de risque entre l’actionnaire et le travailleur est tel qu’il justifie que seul le premier ait le droit de vote ? Est-il vrai aussi que les représentants des travailleurs seraient moins aptes que ceux des actionnaires à échapper à une vision naïve de l’entreprise ? On peut en douter.
Une chose est sûre : l’idée de propriété de l’entreprise ne saurait justifier les privilèges de l’actionnaire. Pas plus qu’on ne peut justifier l’affirmation selon laquelle quelqu’un n’est pas coupable en insistant sur le fait qu’il est innocent.