Delhaize: "Dans la jungle, terrible jungle, le lion est mort"
Mercredi midi. Rue Osseghem à Molenbeek-Saint-Jean. Plusieurs dizaines de delhaiziens et apparentés (ex-employés du groupe, collaborateurs d’autres distributeurs, chômeurs solidaires…) manifestent devant l’entrée du siège social de l’enseigne au lion. Reportage.
- Publié le 18-06-2014 à 20h11
- Mis à jour le 18-06-2014 à 20h53
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/EZ34GTY5TZASXE2HBK3VXRMKBY.jpg)
Mercredi midi. Rue Osseghem à Molenbeek-Saint-Jean. Plusieurs dizaines de delhaiziens et apparentés (ex-employés du groupe, collaborateurs d’autres distributeurs, chômeurs solidaires…) manifestent devant l’entrée du siège social de l’enseigne au lion. On les entend à peine. On pourrait presque les rater s’il n’y avait ces trois cars des télévisions parqués sur le trottoir et, surtout, cette chanson d’Henri Salvador qui tourne quasiment en boucle : "Dans la jungle terrible jungle, le lion est mort ce soir. Et les hommes tranquilles s’endorment […]. Plus de rage plus de carnage […]. L’indomptable, le redoutable, le lion est mort ce soir".
Grosse colère et slogans anti-Knoops
Mort, il l’est en tous les cas ce midi dans le cœur de bon nombre de collaborateurs. L’ambiance est à la colère et aux slogans syndicalistes. Avant tout contre leur tout neuf patron, Denis Knoops, pour le mépris dont il a fait preuve à l’égard d’un piquet de grève à La Louvière samedi dernier. Les pancartes que les manifestants portent au cou pointent ce manque de respect : "Nous sommes tous des delhaiziens en soldes."
Colère de Nora, 22 ans de maison, heurtée par l’inadmissible absence d’excuse de M. Knoops. "Il aurait dû directement comprendre qu’il avait dit quelque chose à ne pas dire et envoyer un message à tous les collaborateurs, clame-t-elle. Sa phrase (en substance : les grévistes ne sont pas de vrais delhaiziens, NdlR) a été un nouveau choc, après l’annonce du plan. Peut-être même a-t-elle été dite délibérément afin de diviser pour mieux régner et semer la guerre entre employés." Colère d’Antonella, qui aligne chez Delhaize autant d’année que Nora, et qui travaille dans celui de Tubize, que la direction a l’intention de fermer. "Depuis quelques mois, beaucoup de choses ont changé. C’est la tolérance zéro. Il y a trois semaines, on a eu une réunion qui nous a rassurés : on nous a dit que cela irait pour nous... Et pouvez-vous imaginer que c’est par les clients qui l’avaient entendu à la radio qu’on a su qu’on était un des 14 magasins condamnés ! Pas par la direction…"
Colère de Serge, aussi, "car c’est un métier difficile. Et je ne vois pas comment faire fonctionner correctement un point de vente avec encore moins de personnel. Quant à faire l’apologie du passage à la franchise, c’est dur à entendre pour le personnel qui perdra des avantages sociaux et financiers."
Et colère, bien sûr, des permanents syndicaux qui haranguaient leurs troupes. "Cette manifestation est un geste fort", indiquait bruyamment Myriam Delmée, vice-présidente Setca, louant entre autres la présence de collaborateurs d’autres magasins, dont ceux d’Albert Heijn, cette enseigne néerlandaise qui met une terrible pression sur le secteur. "On dit non au plan, non à tous les licenciements et aux fermetures de magasins. Et on ne négociera pas dans votre dos pendant les vacances. […] L’attitude de Knoops, nous n’en voulons plus."
Polyvalence et flexibilité
Mais plus que la colère, c’est l’indignation, la frustration, la tristesse qui planent ici. "Je suis outré", indique Patrick, responsable de rayon au Delhaize d’Embourg, 37 ans de maison. "Outré de ce qui se passe, bien sûr, mais aussi de la manière dont cette restructuration a été annoncée, ajoute-t-il. N’y avait-il pas une manière plus douce de le faire ? Ne pouvait-on pas nous responsabiliser en nous disant qu’il fallait un certain nombre de départs et voir comment les obtenir ? Ici, ils ont cherché le conflit." Et c’est d’autant plus gravement perçu que jusqu’à présent c’est le côté familial et commerçant du groupe qui primait sur les aspects financiers et boursiers. "Avant, cela s’arrangeait en concertation, poursuit-il. On a rarement fait grève."
Pour son collègue Guy, cette manifestation est même une première. Or, il est delhaizien depuis un peu plus de vingt ans. "Et je ne suis pas le seul, avoue-t-il, à n’avoir jamais pensé utiliser la manière forte." Ici aussi, la déception transparaît : "Depuis deux ans, les conditions de travail sont plus difficiles. Et la pression est continue. Mais le personnel comprenait, tout comme les syndicats. On a tous fait les efforts nécessaires en termes de polyvalence, de flexibilité horaire… Notre direction nous en a d’ailleurs remercié dans son discours de fin d’année, ajoutant même qu’on était sur la bonne voie. Le magasin de Herstal, qui fait partie des 14 points de vente condamnés, a gagné récemment le concours client du groupe ! Vous imaginez dès lors combien ce plan nous a plongés dans un sentiment d’injustice. On n’y était pas du tout préparés." "Dans les années 70 et 80, reprend Patrick, les enseignes de distribution s’arrachaient le personnel à coups d’avantages. Est-ce une raison pour tout vouloir balayer d’un coup aujourd’hui ?" Et de pointer davantage des erreurs en matière de stratégie commerciale que le manque de compétitivité. "Fallait-il concurrencer les discounters ? se demande Guy. Si oui, il fallait mieux le faire savoir aux clients. Pour moi, là où Delhaize s’est trompé, c’est qu’il ne s’est pas assez battu pour ce qui est et reste son fonds de commerce, à savoir la satisfaction des clients."