Delhaize : L'amorce d'un long dialogue
Ce mercredi, les partenaires sociaux de Delhaize se retrouvent pour un vrai conseil d’entreprise, les deux premiers ayant été écourtés. Le cœur des négociations battra à l’automne ou en hiver. Dossier.
Publié le 24-06-2014 à 18h04 - Mis à jour le 24-06-2014 à 20h37
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Ils sont là, réunis autour d’une table. Dans les bureaux de Michel Graindorge, un avocat que les causes délicates n’effraient pas. Ce sont de "vrais Delhaiziens", à leurs yeux. Des Bruxellois qui ont fait toute leur carrière auprès de la marque au lion. A trois, ils cumulent près de 100 ans d’expériences douces-amères au sein de supermarchés. Leurs témoignages resteront anonymes, bien qu’ils ont déposé plainte devant des tribunaux pénaux ou du travail, pour licenciement abusif, harcèlement moral ou calomnie. Que disent leurs histoires ? L’expression d’une parole qui déborde et se libère, à l’heure d’une restructuration douloureuse ? L’indice d’une rudesse croissante des relations sociales chez Delhaize ? Ou encore un cri d’alarme quant à la capacité qu’auraient des monuments de la grande distribution, soumis à une âpre concurrence, à broyer leurs forces de travail excédentaires ou vieillissantes sur l’autel de la rentabilité ?
Brimades, vêtements de travail trop petits…
"J’ai été représentant syndical pendant dix ans, raconte Julien, mis en quarantaine au même âge. J’en ai vu des cas de collègues qui se plaignaient de harcèlement, que les syndicats faisaient mine de défendre et que la direction ‘gérait’ par de simples mutations. Jusqu’au jour où un nouveau directeur de magasin a débarqué là où je travaillais. Il a commencé par m’amadouer, essayant de me mettre dans sa poche, comme on dit. Comme cela ne marchait pas, que j’ai toujours eu pour habitude de défendre mon point de vue et les règlements de travail, et que le directeur en question entendait manifestement imposer ses idées, les premières brimades n’ont pas tardé. Il me cherchait, m’obligeant à nettoyer la réserve plusieurs fois par jour, me changeant d’affectation sans dialogue, me fournissant des vêtements trop petits de deux tailles, sauf pour la fonction de caissier où on voulait me faire plier."
L’affaire s’est enlisée. L’avocat Graindorge dit avoir cherché des solutions à l’amiable. Idem pour la direction. Sans succès. D’où la plainte au pénal qui semble au point mort, tant la justice est lente sur ces sables mouvants. "Je comprends votre démarche journalistique, dit-on chez Delhaize, un an après le dépôt de plainte. Mais vous le savez, la situation est très délicate. Le personnel est très remonté. Ne mettez pas d’huile sur le feu, s’il vous plaît. Chaque cas de ce type est important et il doit être traité avec sérieux et discrétion - surtout qu’il y a une procédure judiciaire en cours. Avez-vous connaissance de très nombreux dossiers de ce type ?" Une fois la question retournée, la réponse se fait hésitante.
Témoignages convergents
Mais divers témoignages convergent : la firme au visage familial a durci le ton au moment de son expansion controversée sur les marchés internationaux et de sa transformation en grand groupe à l’actionnariat disséminé. Le point d’inflexion remonterait à cinq ou dix ans, selon les versions. "Serait-ce en raison de mon âge ou tout simplement parce que ma tête ne revenait pas au directeur de magasin ? Du jour au lendemain , souffle Marco, proche de la pension, le chef de rayon apprécié que j’étais s’est transformé en bon à rien. De petites piques en présence de clients, des reproches pour des broutilles, puis un changement subit de magasin pour m’y envoyer aux caisses. Alors que j’avais 58 ans à l’époque et 20 ans d’expérience à un poste très spécifique."
Agée quant à elle de 59 ans, Monique a été licenciée sans ménagement pour avoir volé durant des années des cigarettes, selon la direction. Sans les preuves ou les avertissements que ses avocats requièrent depuis six mois. D’où un double dépôt de plainte pour licenciement abusif et calomnie. Chez Delhaize, on se refuse à tout commentaire sur ces dossiers. On défend un système basé sur "la prévention et le dialogue" . Une société de sous-traitance instruit les cas difficiles, suggère un rendez-vous avec la hiérarchie et laisserait ensuite la direction proposer… des changements d’affectation ou des mutations. Dixit les victimes déclarées de harcèlement, en tout cas. "Moi, j’ai entendu avec insistance qu’on embauchait des profils de tueurs, comme on le dit si souvent dans le monde du travail" , assure un ex-cadre harassé. Exagéré ? En 2011, l’adjoint d’un directeur de magasin a été licencié sur le champ pour l’envoi d’un mail sulfureux (intercepté) où il ironisait avec un collègue directeur sur ses petites méthodes pour mener la vie dure au personnel. Mise à pied très ciblée, certes. Sans transparence ni débat interne sur ce cas qui n’en fait pas une généralité, mais interpellant tout de même. La crainte d’affronter les difficultés ?
L’impréparation frise l’improvisation"
Le 3e et dernier conseil d’entreprise extraordinaire de Delhaize avant les vacances se tient donc ce mercredi. Il sera bien, cette fois, présidé par Denis Knoops, le patron de Delhaize Belgique, et devrait durer plus longtemps que les deux premiers, puisqu’il est annoncé de 9 à 15h.
De quoi faire oublier la réunion avortée de la semaine dernière (18/06) durant laquelle les représentants syndicaux s’étaient contentés de déposer un paquet de près d’un millier de questions (une cinquantaine émanant des employés, quelque 900 provenant des ouvriers, plus concrètes, dont pas mal de doublons) auxquelles le distributeur se doit de répondre par écrit. "Ce 3e rendez-vous nous permettra d’examiner les premières réponses" , confirme Delphine Latawiec, secrétaire nationale Commerce CNE. Compte tenu de leur nombre "cet examen durera jusqu’à la fin août" . "On a d’ores et déjà prévenu les delhaiziens que cela prendra du temps, ajoute-t-elle. Le cœur des négociations ne battra qu’à l’automne, voire cet hiver."
Ce 3e conseil d’entreprise permettra aussi, sans doute, à Denis Knoops, de… faire oublier ses premiers faux pas. A sa décharge, il faut dire qu’il avait été décidé, dès le 11 juin, jour de l’annonce du plan de restructuration, que les réunions des partenaires sociaux seraient présidées par la directrice des ressources humaines, Sylvie Van Den Eynde. L’absence de Denis Knoops au 2e rendez-vous était donc bien actée par les syndicats. Or, c’est sur cette absence que toute la colère des grévistes s’est focalisée (voir LLB du 19/06). "C’est exact, reconnaît Delphine Latawiec. Mais étant donné les incidents du samedi (à La Louvière, NdlR) , on s’attendait à ce qu’il soit présent. Ne fût-ce que pour réitérer ses excuses, mais verbalement. Or, il s’est contenté d’un message que devait lire sa DRH. Après ce qui s’était passé, ce n’était pas d’une correction absolue…"
Et pas la bonne manière de communiquer. "Quand il a été nommé, poursuit Delphine Latawiec, l’impression du personnel était bonne, car c’était quelqu’un de Delhaize et non un CEO parachuté de l’extérieur." Son avis par la suite s’est détérioré. "Peut-être n’était-il pas prêt en termes de communication, s’interroge-t-elle. Par ailleurs, il n’a été nommé qu’une semaine avant l’annonce du plan et n’était pas suffisamment connu du personnel."L’empathie dont il a fait preuve au début s’en est allée, du moins face aux caméras. "Cette impréparation frise l’improvisation, ce qui est étonnant pour Delhaize. Le déficit d’image engrangé en 15 jours ne peut être sans impact sur l’entreprise." Et d’ajouter avoir suggéré au CEO "de prendre des cours de communication cet été".
"Denis Knoops n’est pas un routinier de la com’, et certainement pas face aux syndicats" , reconnaît-on dans son entourage professionnel. De sources bien informées, on ajoute qu’ "il doit appliquer un plan très lourd préparé par son prédécesseur, qui l’a peut-être mal tuyauté. Le timing de l’annonce a certainement été perturbé par le départ de Dirk Van den Berghe. Le grand patron du groupe, Frans Muller, et le conseil d’administration ne s’en sont peut-être pas suffisamment rendu compte."
CV Denis Knoops : Jeune CEO mais vieux delhaizien
22 ans. Depuis novembre 2011 et jusqu’il y a moins d’un mois, Denis Knoops, le nouveau patron de Delhaize Belgique et Luxembourg, était chargé du réseau des affiliés du distributeur (plus de 500 magasins), des nouveaux marchés et de l’immobilier. Une tâche où il excellait, étant parvenu à rallier autour de sa personnalité – et grâce à un développement plus pointu de la logistique – nombre de franchisés déçus par la faible rentabilité de leurs points de vente. Il s’agissait d’un énième défi pour cet ingénieur commercial et de gestion (UCL) entré dans la maison en 1992 et dont il aura tout testé : les fonctions (achats, stratégie, project management…), les enseignes (Tom&Co, Red Market, Delhaize), les pays (Belgique, Asie, Etats-Unis). Depuis 2006, il siège au comité exécutif de Delhaize Belgique. C.M.
CV Sylvie Van Den Eynde: L'humain à tous les niveaux
Silence. Sylvie Van den Eynde est “senior vice president HR&OD” (entendez ressources humaines et développement organisationnel) de Delhaize Belgique depuis novembre 2011. Mais peu disposée à en dire plus à la presse : son CV, demandé avec insistance, ne nous parviendra pas; semble-t-il parce qu’elle juge que ce n’est pas elle qui présidera la réunion de ce mercredi. Avant cela, et pendant plus de 10 ans, c’est auprès de deux de fournisseurs (Danone et Nestlé) qu’elle a opéré, en Belgique puis en Europe du Nord, dans le recrutement, les ressources humaines ou l’“Advanced Medical Nutrition”. Et précédemment chez Owens Corning et Robert Walters, toujours dans l’humain (recrutement, RH…). Diplômée de Solvay, elle a débuté sa carrière en 1992 comme auditeur chez Coopers&Lybrand. C.M.