La Commission européenne, complice de dumping social?
Norwegian, la compagnie low cost qui monte, s'est offert une base fictive en Irlande. Sur base de documents confidentiels, "La Libre Belgique" dévoile les coulisses d’une véritable partie de poker. Où la Commission européenne, en phase de renouvellement, semble elle-même favoriser une forme de… dumping social. Enquête.
Publié le 27-06-2014 à 12h24
L’avenir du secteur aérien se joue-t-il en ce moment sur le plancher des vaches ? Une bagarre sourde et homérique oppose à distance l’Union européenne et les Etats-Unis. Le conflit est provoqué par une compagnie norvégienne, dont les ambitions clairement exprimées bousculent tous les usages. Son nom ? Norwegian Air. Une comète venue de nulle part, devenue en quelques années le numéro 3 du "low cost" européen derrière Ryanair et Easyjet (voir ci-contre). Ces deux dernières années, Norwegian tisse sa toile à pas de géant, avec un objectif clair : révolutionner le transport long courrier en utilisant les recettes de compagnies à bas coût mais sans payer de charges sociales et fiscales en Europe. Sur base de documents confidentiels, "La Libre Belgique" dévoile les coulisses d’une véritable partie de poker. Où la Commission européenne, en phase de renouvellement, semble elle-même favoriser une forme de… dumping social.
Pas un avion en Irlande et pourtant…
Tout commence le 13 février dernier. En toute discrétion, les patrons de Norwegian créent en Irlande une filiale fictive appelée Norwegian Air International (NAI) et bouclent un accord temporaire avec les autorités irlandaises. Dans le jargon, on nomme cela un AOC (Air Operator Certificate). Il s’agit d’un Certificat de transport aérien qui autorise à assurer des vols en toute sécurité à travers n’importe quel aéroport de l’Union européenne. L’Irlande en fait "le cadeau" à Norwegian, avec la bénédiction de la Commission européenne qui ne trouve rien à dire sur cet étrange "deal". Car c’est un véritable sésame que reçoit à l’époque la compagnie basée en Norvège, non membre de l’Union européenne et qui n’a théoriquement pas droit à ce certificat de transport compte tenu de la nature fictive de cette filiale en Irlande. Grâce au subterfuge lui permettant de voler sous pavillon irlandais, Norwegian évite de négocier durement toute ouverture de ligne depuis l’Europe. Vu la volonté de la compagnie de se développer sur les vols transatlantiques, on peut dire que Norwegian obtient même le Graal suprême : un accord de "ciel ouvert" entre les Etats-Unis et l’Union européenne lui permet d’inonder de vols n’importe quelle ville d’Europe vers les USA.
Pour l’heure, la filiale internationale de Norwegian est donc établie fictivement en Irlande. Alors qu’il n’y a pas un avion de cette filiale qui vole vers l’île verte et qu’elle n’y compte aucune activité réelle. Ses pilotes n’y sont également pas enregistrés, pas même en Europe.
"Pavillons de complaisance"
Pour de nombreux spécialistes, le certificat temporaire accordé par l’Irlande ouvre la voie à d’autres "pavillons de complaisance". Cette forme de délocalisation pernicieuse fut fatale à de nombreux armateurs. Elle a abouti au démantèlement du secteur de la marine marchande, il y a vingt ans. Norwegian serait ainsi devenue une "mail box enterprise". Une société fictivement localisée en Irlande, où au cas où la compagnie voudrait se développer, l’impôt et les taxes sont légers comme l’air.
Les Norvégiens sont champions dans l’art de diminuer les coûts. L’an passé, la compagnie a ainsi discrètement créé une filiale à Singapour. On peut le lire sur le modèle reproduit ci-contre, les contrats de ses pilotes sont signés via la société Norwegian Longhaul Singapore PTE Limited. Aux conditions de ce paradis fiscal, donc. Bien sûr, on aura compris que ces pilotes basés officiellement à Bangkok, New York et Fort Lauderdale ne mettront jamais un pied à Singapour (où ils sont payés) ou en Irlande (leur nouvelle patrie d’adoption) !
C’est ici qu’était censée intervenir la Commission européenne. Des textes de mise au point ont été signés par les membres de l’Union, ces dernières années. L’objectif ? Tenter de limiter une tendance dangereuse à la dérégulation sans bornes. Depuis 2008, le règlement 1008/2008/CE prévoit notamment qu’un transporteur aérien doit considérer que son "principal établissement" se situe là où il exerce ses fonctions financières majeures ainsi que le contrôle de son exploitation (la Norvège dans le cas qui nous concerne). De plus, ce règlement recommande de maintenir des conditions sociales de haut niveau. "Dans le cas de NAI, ce sont celles de la Thaïlande" , explique un expert.
Pourquoi le Commissaire laisse faire
Comme le souligne un expert, "la Commission européenne aurait pu s’étonner de cet AOC offert par un Etat membre à une compagnie poussant la logique de dérégulation jusqu’à son paroxysme" . C’est du reste la position défendue par l’AEA, regroupant les principales compagnies aériennes, et par les syndicats de pilotes. Ils font pression sur la Commission depuis plusieurs semaines. Sans aucune réaction notable, à ce stade. Au contraire, le vice-président de la Commission, en charge du Transport, l’Estonien Siim Kallas déclare ouvertement qu’il ne trouve rien à redire au "cas" Norwegian. Plus fort, dans une interview au "New York Times", le Commissaire sortant se dit prêt à aller au clash, à savoir devant les tribunaux, avec les Etats-Unis si le pays bannit Norwegian de son ciel. " On ne comprend vraiment pas pourquoi le Commissaire se bat avec une telle hargne pour une compagnie ne faisant pas partie de l’UE… Veut-il faire passer ces mesures ultralibérales avant de partir ? ", souffle une source proche du dossier. M. Kallas n’a pas répondu à notre demande d’interview.
Car, étrangement, si l’affaire est remontée à la surface, c’est surtout suite à un vent de protestation venu des Etats-Unis. De manière unanime, Démocrates comme Républicains, la Chambre des représentants vient ainsi de dire "no" à l’accord irlando-norvégien. En cause, le non-respect d’une clause de l’accord de "ciel ouvert" avec l’Union européenne qui précise que des "critères sociaux rigoureux" ("high labour standards") doivent être respectés par les différents concurrents. Ce vote américain pourrait tomber comme un couperet pour la compagnie norvégienne qui sera fixée ce 1er juillet quant à la prolongation, ou non, de son certificat irlandais.
Les partenaires sociaux ont écrit aux autorités des Etats-Unis qui ont compris le danger pour leurs compagnies et envoient un signal clair à l’Europe : "Mettez de l’ordre dans vos affaires !"
La "Wall Mart" du ciel aux méthodes contestées
Si on compare souvent Björn Kjos, le patron de Norwegian, à Richard Branson, c’est plutôt à Michael O’Leary qu’il ferait penser. Car comme le patron de Ryanair, le Norvégien Kjos, 67 ans, a l’imagination fertile et cultive l’art de rogner les coûts. Preuve de cette ingéniosité, le contrat-type (que "La Libre" a pu consulter) qu’il fait signer à ses pilotes, passe par une société basée à Singapour, un "paradis fiscal".
Mais la compagnie a aussi fait parler d’elle récemment pour avoir passé la plus grosse commande de l’histoire de l’aviation européenne, avec notamment l’achat de plusieurs Boeing 787 (Dreamliner), présentés comme les avions long courrier du futur. C’est justement sur ce segment, le long courrier, et plus particulièrement sur le très porteur marché transatlantique que la compagnie veut percer. Norwegian dessert déjà depuis Oslo, Stockholm ou Copenhague les villes américaines de New York, Fort Lauderdale ou Los Angeles. Mais ce n’est qu’un début. Avec son certificat irlandais, la compagnie compte ouvrir des bases à Londres ou Barcelone, par exemple, pour desservir d’autres villes des Etats-Unis… ou la Thaïlande, qui est l’autre de ses objectifs affichés.
Dans le milieu aérien, Norwegian fait peur. Elle a été baptisée la "Wall Mart du ciel", en référence à ces prix discount pouvant atteindre 40 % de rabais par rapport aux prix du billet d’autres compagnies. Ce qui explique aussi pourquoi ses concurrents voient d’un très mauvais œil la percée de ce " nouveau modèle économique et social". Aux Etats-Unis, les transporteurs se sont ainsi unis pour tenter de bannir la compagnie du ciel américain en raison de ses "méthodes illégales" , selon eux. En Norvège, une enquête est en cours.
Du côté des syndicats, la protestation monte aussi. Ces derniers dénoncent une "violation des règles" à travers la création de la filiale internationale de Norwegian à Dublin. Enfin, le comité européen de dialogue social pour l’aviation civile s’insurge contre ce " nouveau modèle économique basé sur le recours à un pavillon de complaisance" . Le comité parle de " distorsion" de conditions sociales et de concurrence. "Cela ne peut pas être toléré au sein de l’Union européenne, surtout sans débat démocratique au sein du Parlement européen."
L'Irlande, paradis pour les compagnies bannies d'Europe
Au cœur de cette polémique mêlant la Commission européenne et la compagnie Norwegian, d’aucuns s’interrogent sur le rôle trouble joué par les autorités irlandaises. Dans les couloirs de la Commission, l’Irlande est ainsi réputée pour favoriser l’établissement de pavillons de complaisance sur son territoire. Et spécialement pour les compagnies ne provenant pas de l’Union européenne.
En plus de l’exemple de Norwegian, il y a un autre cas récent qui interpelle : celui de l’attribution de droit de vol accordée à une compagnie libyenne, Afriqiyah, pourtant bannie du ciel européen depuis 2012.
Le patron de la compagnie libyenne, Abukaber Elfortia, s’est ainsi récemment publiquement félicité de pouvoir à nouveau opérer en Europe, grâce à la bénédiction de l’Irlande. " Le seul moyen que nous avions pour revenir en Europe, c’était d’avoir nos avions enregistrés à un autre endroit (qu’en Libye) ", expliquait-il fin février au "Lybia Herald".
Un accord rapidement mené avec les autorités irlandaises, via une compagnie locale, aura permis ce retour en force. "En fait, la seule différence que le passager verra sera un numéro de licence différent à l’arrière de l’avion (le 5A, code de la Libye, est remplacé par EI, celui de l’Irlande). Notre staff, notre logo, nos couleurs, notre service seront semblables" , précise le patron libyen. Deux lettres différentes, mais au niveau du business, cela change tout. Sous pavillon européen, M. Elfortia voit de "nouvelles perspectives commerciales" pour sa compagnie. " Nous pouvons profiter de la politique de ciel ouvert en Europe, en ouvrant de nombreuses nouvelles lignes" , explique le patron libyen.
Avec ce certificat irlandais, aucun aéroport de l’union européenne ne peut donc, théoriquement, refuser cette compagnie libyenne… pourtant non grata dans le ciel du Vieux Continent. " Les compagnies placées sur liste noire en Europe savent désormais vers quel pays se tourner" , ironise un expert qui dénonce la "complaisance" des autorités irlandaises en matière d’autorisation aérienne.