Voici le plan de lutte contre l’évasion fiscale
La Commission européenne a dévoilé six mesures concrètes pour lutter contre l’optimisation fiscale. Un fiscaliste pointe les risques pour la Belgique. Selon le CNCD, on ne va pas assez loin.
Publié le 29-01-2016 à 07h41 - Mis à jour le 29-01-2016 à 07h46
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Pierre Moscovici, le commissaire européen aux Affaires économiques, a présenté, ce jeudi, son paquet de mesures destinées à lutter contre les schémas d’évasion fiscale des multinationales. Selon une étude du Parlement européen, l’optimisation fiscale agressive fait perdre entre 50 et 70 milliards d’euros chaque année aux pays de l’Union européenne. Au niveau mondial, l’OCDE a évalué ces pertes entre 100 et 240 milliards de dollars. Autre chiffre interpellant : au sein de l’UE, la charge fiscale des entreprises nationales est, en moyenne, 30 % plus élevée que celle des multinationales.
Précisons que le paquet dévoilé hier n’a pas pour objectif d’harmoniser l’impôt des sociétés dans l’UE. Selon la Commission européenne, le taux nominal d’imposition n’est généralement pas la principale motivation des entreprises qui choisissent de transférer leurs bénéfices. Ce serait plutôt les régimes particuliers, ainsi que les failles des législations fiscales nationales.
Pierre Moscovici a publié deux projets de directive qui doivent encore être débattus et avalisés par les Etats membres. La première directive instaure la fameuse comptabilité "pays par pays" qui doit permettre aux administrations fiscales nationales de récolter des informations sur la présence d’une multinationale dans tel ou tel pays. Toute une série de données (chiffre d’affaires, profits, actifs, emplois…) seront échangées. Si le fisc belge est mis au courant qu’une société belge localise ses bénéfices dans un autre Etat, il pourra théoriquement intervenir. Plusieurs ONG regrettent cependant que cette comptabilité "pays par pays" ne soit pas accessible au public, ce qui permettrait de pointer les entreprises les moins éthiques. Mais des poids lourds comme l’Allemagne seraient opposés à cette mesure. Rappelons que cette exigence est déjà d’application pour le secteur bancaire. Pierre Moscovici a précisé que la comptabilité "pays par pays" serait rendue publique si une étude démontre que cela ne nuit pas à la compétitivité de l’Union européenne.
L’autre directive publié hier contient six mesures concrètes dont le but est d’armer le fisc face au phénomène d’évasion fiscale. Certaines ONG se sont déjà amusées à en pointer les failles (voir ci-contre). D’autres spécialistes, comme le professeur Denis-Emmanuel Philippe, parlent d’une véritable "révolution". Petit tour des six mesures proposées.
1. L’élargissement de la règle SEC. Les multinationales transfèrent régulièrement les bénéfices d’une société-mère vers des filiales situées dans des pays à faible taxation. L’élargissement de la règle "SEC" (société étrangère contrôlée) doit permettre au fisc du pays de la société-mère d’imposer les bénéfices placés dans la filiale si le taux d’imposition y est inférieur à 40 % de celui de l’Etat d’origine.
2. Eviter la double non-imposition. Il arrive que des sociétés appartenant à un même groupe jouent sur les divergences des législations nationales. Par exemple, les dividendes reçus par une société établie dans l’Union sont souvent exonérés d’impôt sur base de l’hypothèse qu’ils ont déjà été imposés dans le pays d’où proviennent ces dividendes. Mais si le pays tiers n’applique pas d’impôt des sociétés sur les dividendes distribués, ces revenus ne sont pas imposés du tout. Le plan de Moscovici prévoit que les dividendes soient taxés dans le pays qui les reçoit s’ils ne sont pas imposés dans le pays qui distribue.
3. La taxe de sortie. Il arrive régulièrement que des multinationales localisent leurs brevets ou propriété intellectuelle dans des juridictions faiblement taxées. C’est une perte pour l’Etat où la propriété intellectuelle a été générée, d’autant plus que des coûts de développement sont souvent déduits du bénéfice imposable. La Commission européenne propose que tous les Etats membres appliquent une taxe de sortie sur les actifs transférés vers des filiales situées hors de leur territoire.
4. La limitation de la déductibilité des intérêts. Il est possible pour une filiale localisée dans une juridiction faiblement taxée de prêter de l’argent à une autre société du groupe située dans l’UE. Les charges d’intérêts sont souvent déductibles dans le pays où l’entreprise emprunte l’argent, tandis que les intérêts reçus ne sont pas taxés dans la juridiction faiblement taxée. Pour mettre un frein à ces pratiques, la Commission propose d’appliquer une limite à la déductibilité des charges d’intérêts par rapport au résultat d’exploitation.
5. Empêcher l’exploitation des produits hybrides. Une obligation convertible en action peut être considérée comme une action dans un pays et comme une obligation dans un autre pays. Cette asymétrie peut se traduire par des pertes fiscales : une entité déduit le paiement des intérêts, tandis que l’autre entité perçoit des dividendes non imposables.
6. La mesure anti-abus générale. Si aucune mesure spécifique ne fonctionne, la directive propose une mesure anti-abus générale.
Antonio Gambini : "Il existe de nombreuses failles"
Antonio Gambini est chargé d’étude au Centre national de coopération au développement. Il s’est amusé à pointer quelques failles du dispositif.
Il arrive régulièrement qu’une multinationale transfère les bénéfices générés dans son pays d’origine vers une juridiction où la fiscalité est faible, voire nulle. Pour contrer cela, Pierre Moscovici propose que les profits soient automatiquement taxés dans le pays d’origine si le pays de la filiale applique un impôt des sociétés inférieur à 40 % de celui du pays d’origine. "C’est une mesure sympathique mais qui comporte un piège, commente Antonio Gambini. Il aurait fallu déterminer un pourcentage absolu en dessous duquel on ne peut pas descendre. Un pays pourrait décider d’abaisser son impôt des sociétés, par exemple à 10 %. Cela veut dire que la règle ne s’appliquerait que si les bénéfices étaient transférés vers une juridiction qui applique un taux égal ou inférieur à 4 %." Rappelons que l’impôt des sociétés n’est que de 12,5 % en Irlande.
Pour éviter que des multinationales transfèrent leurs actifs vers des juridictions faiblement taxées, la Commission européenne propose qu’ils soient imposés à la sortie. Là encore, Antonio Gambini décèle une faille. "Aux Etats-Unis, des sociétés utilisent le procédé de la ‘tax inversion’ pour éviter certaines taxes, précise-t-il. Cela consiste à se faire absorber par une autre société. Si une entreprise européenne veut éviter la taxe de sortie, elle n’aura qu’à trouver une société en dehors de l’Union pour se faire absorber."
Antonio Gambini pointe un troisième problème dans la limitation de la déductibilité des charges d’intérêts. "L’OCDE avait proposé de limiter la déduction des intérêts à un ratio compris entre 10 et 30 % du revenu d’exploitation de l’entreprise, explique Antonio Gambini. La Commission européenne a choisi la fourchette haute de 30 %, ce qui permet de profiter à fond du système." En outre, des multinationales tirent parfois profit de législations nationales divergentes. Ainsi, le paiement d’intérêts peut être déduit du bénéfice dans un Etat, tandis que la somme correspondante peut être exonérée d’impôt ailleurs. La Commission propose que la qualification juridique décidée par le 1er pays s’impose au 2e. "C’est un progrès, mais ça ne fonctionne pas avec les pays hors de l’UE", déplore Antonio Gambini.
Denis-Emmanuel Philippe : "La Belgique sera pénalisée"
Denis-Emmanuel Philippe est avocat chez Bloom Law et professeur de droit fiscal à l’ULG. Selon lui, la transposition du plan Moscovici dans le droit belge pourrait pénaliser notre économie. "En général, les petits pays disposent d’une fiscalité favorable pour attirer des entreprises, déclare-t-il. La Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg ou l’Irlande risquent donc de devenir moins attrayants."
Le fiscaliste pointe plus particulièrement l’impact de la limitation de la déductibilité des charges d’intérêts. "En Belgique, de nombreuses entreprises ont un taux d’endettement fort élevé, ce qui leur permet de réduire leur base imposable grâce à la déduction des charges d’intérêts, développe-t-il. Les règles de sous-capitalisation belges sont très souples par rapport à d’autres pays tels que l’Allemagne ou la France. L’instauration d’une nouvelle limite à la déduction des charges d’intérêts pourrait donc conduire de nombreuses entreprises belges à payer davantage d’impôt des sociétés."
Le professeur pointe également l’obligation d’instaurer une règle "SEC" ou "CFC" (sociétés étrangères contrôlées ou "foreign controlled company") dans le droit belge. "Contrairement à d’autres Etat membres, la Belgique ne prévoit pas de véritable règle CFC, explique Denis-Emmanuel Philippe. Concrètement, cette mesure permettra au fisc belge de taxer les bénéfices qu’une société belge transfère vers une filiale faiblement taxée. Cette règle s’appliquera dès que la filiale est soumise à un taux d’imposition inférieur à 40 % du taux d’imposition belge. La société-mère belge sera taxée sur ces bénéfices, même si sa filiale ne lui distribue pas de dividendes."
Autre élément qui pourrait toucher notre pays : l’imposition à la sortie des actifs transférés à une filiale. "Les sociétés belges qui développent des produits prometteurs sont visées. Si elles transfèrent ces actifs vers une juridiction faiblement taxée, toute la valeur du produit transféré sera taxée en Belgique, explique Denis-Emmanuel Philippe. Pas question, par exemple pour une entreprise pharmaceutique belge, d’éluder l’impôt en délocalisant des brevets vers des pays à fiscalité faible."