"Il reste vingt ans pour changer de système"
Le théoricien belge Michel Bauwens annonce la fin du capitalisme moderne pour 2035. Selon lui, il faut favoriser l’économie collaborative le plus rapidement possible si l’on veut sauver la planète. "En Belgique, ce débat reste confidentiel", regrette-t-il. Entretien.
- Publié le 28-02-2016 à 08h55
- Mis à jour le 28-02-2016 à 08h58
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Le parcours de Michel Bauwens mérite déjà à lui seul un roman. Né à Bruxelles, celui qui se définit comme un "zinneke" ("ma mère est francophone, mais j’ai étudié en néerlandais") a tout d’abord été bibliothécaire documentaliste pour l’USIA, l’agence américaine d’information ("contrairement à la CIA, on ne récoltait pas des informations mais on les diffusait"), avant de travailler pour le géant pétrolier BP. Ce diplômé en sciences politiques et relations internationales a ensuite créé deux start-up, dont l’une a été vendue à Alcatel, avant de devenir directeur de la stratégie numérique chez Belgacom. En 2002, sa vie bascule. "J’ai fait un burn-out. Le monde allait mal et je me suis posé la question : ‘Est ce que je fais partie de la solution ou du problème ?’ J’ai trouvé que je faisais partie du problème et j’ai voulu à tout prix quitter le monde des affaires." L’actuel quinquagénaire prend alors deux années sabbatiques. Il part en Thaïlande, pays qu’il ne quittera plus. "Je voulais savoir comment m’engager dans un changement qui puisse résoudre les deux grands problèmes de notre monde, à savoir les inégalités sociales et la crise écologique." Inspiré par des penseurs nord-américains comme Jeremy Rifkin ou Paul Mason, Michel Bauwens, auteur d’un documentaire sur le transhumanisme et rédacteur en chef de la revue "Wave", décide ainsi de consacrer le reste de sa vie à ce qu’il voit comme un nouveau modèle économique et social : celui des communs et du "pair à pair". "Ce modèle, c’est la rencontre entre ce désir d’un monde durable et solidaire avec une capacité technologique qui permet de s’auto-organiser en dehors de l’entreprise et de l’Etat."
"La jeunesse est consciente que le système ne fonctionne plus"
Selon vous, le système économique et social dans lequel nous vivons est en train de vivre ses dernières années. Comment pouvez-vous l’affirmer ?
Pendant deux ans, j’ai étudié toutes les grandes transitions de notre histoire, la fin des empires romains, le début de la Féodalité, etc. En gros, comment passe-t-on d’une logique de valeur à une autre. Selon moi, on voit déjà les germes d’un nouveau modèle aujourd’hui qui annonce la fin du capitalisme comme nous le connaissons. La jeunesse est parfaitement consciente que le système ne fonctionne plus et qu’un basculement arrive. Pour un jeune, le contrat social est négatif : il va payer de plus en plus pour pouvoir étudier, aura de moins en moins de chances de trouver un travail, ne pourra plus s’acheter de maison comme ses parents. Tout le monde n’a pas encore cette même conscience du danger critique. Mais ceux qui l’ont commencent à chercher des solutions.
Vous évoquez l’avénement de l’économie collaborative (ou des communs). Pouvez-vous expliquer ?
L’idée est de créer des outils partagés et de mutualiser les savoirs et le travail. Les biens communs existent depuis longtemps. Au Moyen Age, les agriculteurs se partageaient les terres et les entretenaient ensemble. Avec les moyens technologiques, on peut créer de grands communs de la connaissance, comme Wikipedia, des logiciels en libre accès, comme Linux, ou du design, à une échelle planétaire et qui permettent à toute l’humanité d’y contribuer et d’y puiser. Je crois que cette économie éthique, c’est-à-dire qui tient compte des externalités négatives sociale et environnnementale, va ensuite déterminer tout notre système de vie. Et ça bouge ! Bologne est la ville des communs où chaque citoyen est un véritable acteur. A Barcelone, la moitié de la production industrielle et alimentaire doit revenir dans la ville d’ici 2050. On va créer 24 ateliers de production, par quartier, en les spécialisant (bois, textiles, etc.). Avec l’imprimante 3D, les logiciels pour créer sont internationaux et en libre accès, mais la production se fait localement. Cela permettra de réindustrialiser nos villes, de manière peu polluante puisque les matières seront biodégradables.
Quand prévoyez-vous ce basculement vers l’économie des communs ?
Pour 2035, au plus tard, une grande partie de l’économie doit avoir basculé dans ce nouveau système. On est face au mur et c’est la nature, qu’on est en train de détruire, qui nous le rappelle. Il y a douze processus critiques, des cycles biologiques et chimiques dont la Terre a besoin. Or quatre d’entre eux ne fonctionnent déjà plus et quatre autres sont quasiment dans le rouge. Cela clignote pour notre survie et le capitalisme extractif ne peut plus continuer. L’agriculture industrielle marchande détruit la terre et les inégalités s’accroissent chaque année.
Les changements de système ont rarement été pacifiques dans l’Histoire. Ne craignez-vous pas que ce basculement crée des violences ?
Il y a aussi des exemples de révolution pacifique, comme en 1989 dans les pays de l’Est. La violence ne dépend pas de ceux qui veulent changer, mais de ceux - souvent le système dominant - qui ne veulent pas changer. Ceci dit, il faut éviter un antagonisme trop négatif entre la nouvelle économie des communs et le capitalisme extractif. Je ne crois pas au séparatisme, c’est-à- dire à créer une économie solidaire qui ne travaille qu’avec des gens identiques. On a besoin du capital, mais il faut le discipliner, le soumettre à ces nouvelles demandes éthiques. Il y aura toujours des luttes de pouvoir, mais il y aura toujours moyen de les limiter dans une fourchette acceptable.
Plusieurs études ont aussi montré que cette économie collaborative allait détruire énormément d’emplois existants.
Chaque révolution de la productivité a détruit de l’emploi et on fait face à une nouvelle vague d’automatisation qui pourrait, selon certains, détruire près de 48 % des jobs d’ici 15 ans. Mais tout dépend de ce qu’on fait avec le surplus libéré grâce à cette nouvelle productivité. Le gros problème de la crise du néolibéralisme, c’est que ce surplus n’est plus investi dans les salaires, ni dans ses communautés. Il part dans une économie spéculative finalement improductive. On a beau donner l’argent aux banques, elles continuent d’investir dans le casino et d’oublier l’économie productive. Ici, on va libérer de l’énergie pour faire autre chose, pour financer les besoins inassouvis. Il y a des besoins artistiques, culturels,… Mais on a surtout besoin de réparer la nature. On peut, très rapidement, recréer des milliers d’emplois.
Dans votre nouveau modèle, il n’y a donc plus de place pour la Bourse, les systèmes spéculatifs ?
Il faut éviter au maximum le revenu par la rente et protéger le revenu productif qui aura un rôle nécessaire. Dix millions de personnes meurent aujourd’hui car elles sont incapables de se payer des médicaments qui coûtent 100 dollars à la production mais qui sont vendus 3 000 dollars. Ces morts sont causées par des rentes de situation avec des monopoles. Et c’est scandaleux.
"Uber ne représente pas l’économie collaborative"
Pour l’instant, ce que l’on voit de l’économie collaborative, ce sont des entreprises comme Uber (système de covoiturage payant) qui ont des gros capitaux et semblent avoir des envies de monopole. C’est cela votre modèle de commun ?
Non, car Uber tue un système où le travailleur est protégé, celui des taxis, pour le remplacer par un système qui, même s’il est utile, crée de la précarisation. Ce n’est pas de l’économie collaborative. Vous savez, Uber est très visible, mais il existe des alternatives. Le problème, c’est qu’elles sont fragmentées. Il faut des politiques publiques pour coaliser ces nouvelles économies.
Mais que peuvent faire ces petites coopératives face à un géant comme Uber et ses 50 milliards de dollars de capitalisation ?
Uber fait d’énormes pertes aussi. Je crois qu’on doit faire comme à Séoul, où ils ont interdit Uber, pas spécialement pour protéger les taxis, mais pour créer du covoiturage. Le rôle des villes à ce niveau est essentiel. Il faut soutenir des coopératives locales mais aussi mutualiser les infrastructures.
C’est le retour d’un Etat interventionniste ?
Plutôt un Etat partenaire qui met à disposition les infrastructures et les capacités humaines pour stimuler cette économie autour du commun. Mais c’est la fin d’un système hiérarchique avec des consommateurs passifs. Aux Etats-Unis, ils ont créé un système commun de géolocalisation et près de 400 000 personnes travaillent dessus en créant des applications. L’économie se crée naturellement autour de ses communs. En Europe, chaque pays va de son côté dans ce domaine.
Faut-il interdire Uber et Airbnb (système de logement chez l’habitant) à Bruxelles comme le veulent certains ?
Réguler pour protéger l’existant, que ce soit les taxis ou les hôtels, contre l’innovation n’est pas une bonne chose. Je critique Uber et Airbnb, mais en même temps, ils font ce qu’on doit faire : mutualiser les infrastructures. Mais la façon dont ils le font pose problème. Les chauffeurs Uber doivent avoir des salaires et des droits sociaux, être protégés. Il ne faut pas se focaliser contre Uber, le grand ennemi, mais plutôt soutenir les initiatives locales qui créent des emplois locaux et dont le surplus est réinvesti dans l’économie locale. Plutôt qu’Uber, on devrait avoit une plateforme ouverte que plusieurs entreprises peuvent utiliser.
Où en est la Belgique dans cette économie collaborative ?
Contrairement à la France, l’Espagne ou l’Italie, le débat est encore très pauvre en Belgique. Il y a certaines initiatives belges intéressantes, notamment à Gand. Mais au niveau du discours et des médias, cela reste confidentiel. Je ne viens pas souvent en Belgique, car je travaille à une échelle mondiale. Lors de mon séjour ici (NdlR : l’interview a eu lieu la semaine dernière dans les locaux de la société Smart qui organisait un colloque sur l’économie collaborative), j’ai rencontré plusieurs hommes politiques belges. Je suis prêt à travailler avec tout le monde, sauf avec la N-VA en Belgique.
En quoi êtes-vous différent de Jeremy Rifkin et des autres grands penseurs qui ont travaillé sur ce concept d’économie collaborative ?
Ce n’est pas Rifkin, mais d’autres théoriciens qui ont identifié les premiers l’économie des communs. Mais pour eux, ce n’était qu’un secteur en plus du capitalisme. Le mérite de Jeremy Rifkin et de Paul Masson est d’avoir réalisé que ces communs sont le nouveau système qui va devenir dominant. Ma grosse critique envers Rifkin, c’est qu’il ne s’intéresse pas à cette transition entre les systèmes. Il est aussi conseiller du prince et il gère sa communication en fonction. Par contre, il est très efficace : il a obtenu des très beaux résultats dans le nord de la France notamment. Et il a convaincu les Chinois d’investir 84 milliards de dollars dans l’énergie renouvelable distribuée. Je suis moins connu que Rifkin, mais j’ai énormèment travaillé, notamment en Espagne et avec le parti Syriza en Grèce, sur cette question de transition vers l’économie des communs.
Sauver le monde. Vers une économie post-capitaliste avec le peer-to-peer, Michel Bauwens Edition Les liens qui Libèrent