L’amour de la terre, ça ne paie plus
Il n’y a pas que le secteur laitier qui est en crise. Les éleveurs bovins rencontrent ausside terribles problèmes financiers. Rencontre avec un producteur de "blanc bleu" du Hainaut. Reportage.
Publié le 07-05-2016 à 13h10 - Mis à jour le 07-05-2016 à 13h50
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Il n’y a pas que le secteur laitier qui est en crise. Les éleveurs bovins rencontrent ausside terribles problèmes financiers. Rencontre avec un producteur de "blanc bleu" du Hainaut.
A Bassilly, un petit village du nord du Hainaut, ce ne sont pas les exploitations et les terres agricoles qui manquent. Franz Chevalier s’inscrit dans cette tradition. Fils et petit-fils d’agriculteurs, il a d’abord travaillé aux côtés de son père puis a repris la coquette ferme en carré familiale il y a trente-cinq ans. "C’était tracé, je ne me suis jamais posé de questions. Tout ce que je voulais, c’était sortir de l’école." Aujourd’hui, à l’âge de 60 ans, il est à la tête d’un élevage de plus de 200 vaches de la race "blanc bleu belge". "Quand j’ai commencé, cette race était très à la mode. Mon père en avait déjà" , explique-t-il. Sa femme, fille d’agriculteurs flamands, travaille à 4/5e temps à l’extérieur et aide à la ferme "autant que possible" .
Sur ses 53 ha de terrain, Franz Chevalier fait pousser des betteraves sucrières et des aliments pour bétail : maïs, luzerne, froment et orge. Pas de quoi, toutefois, être en complète autonomie fourragère. "S’il n’y avait pas l’engraissement des animaux, je serais à 90 % d’autonomie. Mais, et particulièrement avec le "blanc bleu", il faut ajouter des compléments pour les protéines, éviter les carences."
Ce qui frappe, quand on découvre la ferme de cet homme sensible et affable, au visage marqué de belles rides d’expression, c’est la propreté des lieux. L’agriculteur est également très ordonné. Ses archives papier (dont de grands cahiers annotés à la main datant de plusieurs décennies) sont soigneusement rangées. Nous sommes à la fin avril mais, à cause des températures bien trop froides pour la saison, les animaux, élevés un maximum en prairie, sont à l’étable. "La prairie, ça les endurcit. Je ne veux pas trop les voir en étable, pour éviter les problèmes respiratoires, d’aplomb et de parasites" , explique Franz Chevalier.
Un veau est né ce matin
Le matin de notre venue, la ferme a accueilli un nouveau pensionnaire. Un veau est né par césarienne, comme quasiment tous ceux de la race "blanc bleu". "Il est gros : 70 kg. La mère a eu la matrice un peu déchirée." Le beau bébé est placé dans un box de la maternité, sous une lampe chauffante. Il a encore du mal à se tenir debout. Avec l’aide de Franz Chevalier, il se lève, pour retomber dans la paille après quelques secondes. Deuxième tentative : les pattes tremblent mais il tient bon. La mère est dans un box à côté. "Je les sépare car il tient difficilement debout et la mère ne doit pas être chahutée. Mais je vais essayer de les réunir ce soir et de le mettre au pis. Il doit prendre 10 % de son poids dans les premières vingt-quatre heures."
Comme tous les agriculteurs, Franz Chevalier se lève tôt et se couche tard. "A 2 heures du matin, en période de vêlage, on fait un tour pour voir si tout va bien et puis on retourne dormir (sourire) . A 6h15-6h30, ma femme nettoie les crèches (mangeoires, NdlR) des bêtes d’engraissement. Je donne à boire aux veaux et je vérifie si tout est en ordre. Ma femme nettoie les bêtes prêtes à vêler. Et puis je distribue la nourriture et je fais le paillage. Le soir, on racle le sol des étables. En saison, il y a aussi le travail aux champs et là, on démarre à 4 heures. Une journée peut finir à 22 heures."
J’aime le côté "fermier à l’ancienne"
Le fermier pratique son métier de la manière la plus artisanale possible. "L’agro-industriel, ce n’est pas ma façon de voir les choses. Je n’y vois pas le rapport à la nature. C’est une industrie. Ils font du fric. Moi, j’aime le côté fermier à l’ancienne. Il faut descendre de son tracteur, mettre les mains dans la terre, tenir compte des vers de terre, des micro-organismes, laisser le fumier se décomposer en surface pour que la vie s’établisse. Tout ça, c’est de la biologie. Je ne suis pas un agriculteur bio car je n’ai pas le label mais je fais du bio."
Il élève des animaux qui finiront dans des assiettes. "Un mâle, on le garde de seize à vingt mois. Les femelles sont vendues après avoir eu deux veaux, c’est-à-dire à l’âge de 4 ou 5 ans, quand elles sont au top en terme de poids" , précise-t-il. Ce qui n’empêche pas un attachement certain. "Je suis un peu sentimental. J’ai donc parfois du mal à les envoyer à l’abattoir. J’ai peur de choquer mes propres enfants mais je considère mes animaux comme mes enfants. On joue un peu au Bon Dieu. On les insémine, on les met au monde. Si vous ne les aimez pas après avoir fait tout ça, c’est que vous n’avez pas de cœur… Mon voisin me dit toujours : ‘Si tu les aimes, comment peux-tu les envoyer à l’abattoir ?’ C’est contradictoire, je veux bien l’admettre, mais on a un schéma à suivre. On sait que ces bêtes-là ont un certain nombre d’années à vivre et on l’accepte. Si elles ne finissent pas à l’abattoir, elles ne viendront pas à naître non plus. Le temps qu’elles ont à passer ici, on s’arrange pour leur rendre la vie la plus correcte possible. Mais tous les éleveurs ne pensent pas comme ça."
Le moindre pépin et c’est la catastrophe
Même si Franz Chevalier n’est pas endetté, les problèmes financiers sont bel et bien là. "Le rendement d’une ferme aujourd’hui, si les prix ne changent pas, c’est zéro, voire même en dessous. Je ne dégage pas de marge depuis cette année. Des investissements qui ne sont pas rentables, des charges trop élevées, des maladies, la perte d’un veau ou un manque de réussite dans l’élevage et c’est la catastrophe. Je n’ai pas les moyens d’acheter du gros matériel neuf. Alors, je bricole sur mes machines, mes infrastructures. J’aime bien et ça fait faire des économies."
L’an dernier, la récolte de ses betteraves a été exceptionnelle avec 116 000 tonnes à l’hectare. "Normalement, les bonnes années, c’est de 50 à 70 t. On me les achète 27 euros la tonne mais les prix ont tellement chuté qu’on ne gagne pas plus qu’il y a trente ans. En 2017, ce sera la fin des quotas. Les prix devraient donc partir à la baisse." L’agriculteur nous montre un de ses carnets où sont consignés les prix d’achat du kilo de viande sur plusieurs dizaines d’années. En 1982-1983, le kilo était acheté 90 FB (2,25 euros). En 2001, même prix. En 2003, 3,25 euros et en 2015, 3,25 euros aussi. "Ce n’est pas un prix rémunérateur. Il faudrait au moins 10 % de plus."
Comment en est-on arrivé là ? "A cause de la baisse de la consommation de viande, des importations de produits carnés de basse qualité, des campagnes de dénigrement de la viande. Et on trinque, ne serait-ce que psychologiquement. On a le plaisir de faire quelque chose de bien et on dit : ‘Votre viande, il ne faut pas trop en manger car ça va vous rendre malade.’ Ça ne va pas." A-t-il jamais pensé à tout plaquer ? "Si, dans un coup de gueule. Mais ça ne dure qu’un quart d’heure" , dit-il avec un petit sourire.
Impossible d’instaurer des quotas
Que faudrait-il faire pour sortir les agriculteurs de l’ornière ? Franz Chevalier est affilié au syndicat agricole Fugea. Il a participé à des manifestations. "Quand il y a un problème, il faut réagir et l’unique moyen, c’est via les syndicats. Seul, on ne peut rien faire." Le pouvoir politique peut-il apporter des solutions ? L’éleveur salue en tout cas l’action des ministres Collin (Région wallonne), et Borsus (au fédéral). "Ils gueulent un peu plus que leurs homologues européens. Ils ne peuvent rien faire d’autre. Ils ne vont pas nous acheter de la viande… Notre situation n’est pas comparable à celle des producteurs laitiers. Pour la viande, c’est impossible d’instaurer des quotas. Il faut faire avec le marché mais, sans en arriver à des extrêmes, il y a moyen d’arriver à réguler l’offre." Franz Chevalier évoque encore la nécessité de promouvoir la consommation de produits européens et suggère l’instauration de deux labels pour faire face à la concurrence des élevages agro-industriels. "Deux labels pour deux qualités différentes, afin que l’on ne mette pas dans le même panier des produits industriels et ceux du terroir, issus d’une agriculture intégrée, qui fait appel aux ressources de la terre."
Dans quelques années, l’agriculteur prendra sa pension. Après une vie de dur labeur, il ne touchera que 900 euros par mois. Et si c’était à refaire ? "Si j’étais trente ans plus jeune, je prendrais des vaches limousines et je me mettrais en bio." Franz Chevalier n’a pourtant pas l’impression que cette filière est l’avenir de l’agriculture : "Je pense qu’on va aller vers plus d’industrialisation, d’autant plus qu’ils continuent à bien gagner leur vie ces cornichons-là. Il ne pourra jamais y avoir cinq fermes bio avec vente directe dans le même village. On va mettre des patates et pulvériser quinze ou vingt fois, alors qu’il y a des variétés résistantes au mildiou. Mais on les garde sous cloche car les firmes pharmaceutiques veulent vendre leurs produits. C’est honteux !" , conclut-il, amer.