La criminalité des élites à la loupe
La criminalité en col blanc suscite des réactions différentes de celles qu’induit une criminalité dite "ordinaire". Et cela tant dans la société civile, dans les médias et dans l’élite elle-même que dans les structures institutionnelles mises en place pour combattre les phénomènes criminels. Analyse.
- Publié le 09-05-2016 à 08h02
- Mis à jour le 09-05-2016 à 08h13
La délinquance en col blanc ne suscite pas le même ressenti dans la société.Ce travail de "mise à plat" part d’une évidence : la criminalité en col blanc suscite des réactions différentes de celles qu’induit une criminalité dite "ordinaire". Et cela tant dans la société civile, dans les médias et dans l’élite elle-même que dans les structures institutionnelles mises en place pour combattre les phénomènes criminels.
Partant, Carla Nagels, docteur en criminologie à l’ULB, vient de compiler les bases théoriques qui viennent soutenir une série de constats qui ne manquent jamais de surgir à l’occasion des grands scandales financiers qui font la une de l’actualité mondiale depuis quelques années. Evasion et fraude fiscales organisées à grande échelle au niveau international, détournement, blanchiment… On en passe et des meilleures. La perception de ces mécaniques obéit à une série de phénomènes que Carla Nagels propose de décliner sous plusieurs angles dans une étude réalisée pour l’Instance centrale de recherche criminalistique (INCC). En voici trois.
1. Le citoyen face à la délinquance des élites. Si la population condamne plus fermement ces comportements transgressifs qu’auparavant, ceux-ci "ne sont pas pour autant devenus prioritaires par rapport aux atteintes plus traditionnellement considérées comme de la "vraie délinquance" telles que les vols, les hold-up, les viols…", relève l’auteure. "En fait, plus les comportements évalués occasionnent un dommage tangible, important et personnalisé plus ils seront jugés graves". A l’inverse, la criminalité en col blanc dont une part de l’élite (politique, économique) se rendrait coupable n’occasionne en général pas de dommages "immédiatement perceptibles". Ses dommages à elle sont plus abstraits. C’est d’autant plus vrai que l’élite "orchestre" l’opacité qui entoure les transgressions visées. Or de nombreux chercheurs s’accordent pour dire que les dommages sociaux causés par la criminalité en col blanc sont "nettement plus élevés" que ceux issus de la criminalité ordinaire.
2. La presse n’informerait pas suffisamment sur ce type de phénomènes. Ce fut une thèse parfois admise, même si la presse, dès le XIXe siècle, s’est volontiers emparée de "l’immoralisme des milieux d’affaires". Les exemples fournis par les Luxleaks, les Panama Papers ou encore l’affaire Cahuzac en France démontrent à souhait le rôle de la presse. "Mais les premières heures où l’on crie volontiers au scandale sont vite remplacées par un silence radio manifeste", écrit Carla Nagels.
En cause : la longueur des procédures, la complexité des affaires et une kyrielle d’interprétations concurrentielles des faits ne favorisant pas "un traitement médiatique optimal". Visibilité éphémère et faible réaction des autorités servent les élites qui, confrontées aux lois, se mettent rapidement à négocier, dit la criminologue.
3. Les élites et les lois. Les élites participent largement à l’élaboration des lois, les lobbyistes de tous poils sont là pour en témoigner. "Une fois les lois votées, les élites sont également capables de les détourner à leur propre avantage". Exemple : lorsqu’elles passent maître dans l’art de transformer la fraude fiscale en "évitement". "Quand les élites sont mises en cause, elles utilisent non seulement le droit et les procédures comme écran de fumée, mais elles maîtrisent aussi la manière dont l’événement doit être perçu, l’étiquette qui va leur être apposée et la sanction qu’elles vont encourir". Pour ce faire, leur défense est servie par le besoin d’une "intention coupable" souvent difficile à démontrer. "Il est souvent facile pour les élites d’argumenter que les manquements constatés ne sont pas de fautes mais bien des omissions voire des erreurs", dit Carla Nagels. Et cela grâce à la complexité des règles et de leur interprétation ou encore la dilution des responsabilités au sein des entreprises. L’étude relève aussi qu’une fois déclarée coupable, l’élite s’emploie à minimiser les faits où à leur donner un caractère normal pour une activité donnée.
L’étude se penche enfin sur les dispositifs de contrôle de ce type de délinquance. Souvent disparates et administratifs, ils ne favorisent pas un traitement pénal des infractions. Et les affaires qui atterrissent en justice mettent souvent en scène des "entreprises marginales" ou des "personnes qui n’ont rien à voir avec des élites". L’ambiguïté des réponses apportées aux faits transgressifs pourrait participer à "l’ambivalence de la réaction sociale" décrite plus haut, pointe encore l’auteure. La boucle est bouclée.