Allocation universelle : six cents euros pour chaque Belge, sans condition
L’économiste Philippe Defeyt a présenté un modèle détaillé d’allocation universelle. Sa proposition implique le maintien des pensions et des allocations de chômage. Pour que l’idée devienne réalité, de multiples réticences devront être vaincues. Le débat n’est pas fini. Dossier.
Publié le 15-06-2016 à 06h55 - Mis à jour le 15-06-2016 à 10h10
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C’est un projet un peu fou que Philippe Defeyt défend depuis plus de trente ans. L’économiste namurois propose que l’Etat verse chaque mois à tout résident belge une somme d’argent conséquente, sans exiger de contrepartie. L’ex-dirigeant d’Ecolo n’a longtemps rencontré que ricanements et scepticisme. Ce n’est plus le cas. Sous le nom d’allocation universelle ou de revenu de base, son idée connaît un regain d’intérêt. Le MR y réfléchit. John Crombez, le président du SP.A, y est favorable. Le socialiste Paul Magnette se montre ouvert au principe, tout comme l’Unizo, l’une des deux organisations patronales flamandes.
Jusqu’ici, cependant, le débat était resté assez théorique. Partisans et adversaires s’opposaient sur une question générale. Faut-il donner un chèque à tous les citoyens, y compris les plus inactifs ? "Le problème, c’est qu’il y a autant de dispositifs que d’auteurs, indique Philippe Defeyt. Selon la manière dont on définit les paramètres, on aboutit à des modèles fondamentalement différents. Il me paraît dès lors absurde d’être a priori pour ou contre l’allocation universelle. C’est par rapport à un modèle concret qu’il faut se positionner."
Son modèle, fruit de plusieurs années d’étude, Philippe Defeyt l’a présenté ce mardi soir dans la salle liégeoise du Forum financier, une organisation de la Banque nationale. Il s’agit d’une proposition quasi prête à l’emploi, accompagnée d’une épure budgétaire.
L’allocation est fixée à 600 euros. "Je ne considère pas que c’est suffisant pour vivre. Cela dit, il y a en Belgique des milliers de gens qui n’atteignent pas ce montant", relève Defeyt. Aujourd’hui, deux bénéficiaires du revenu d’intégration sociale (l’ancien minimex), avec le statut de cohabitants, touchent 1 133 euros.
Le modèle prévoit par ailleurs une allocation de 300 euros par enfant. Celle-ci remplace les allocations familiales et les réductions fiscales pour enfants à charge.
Logique assurantielle
L’actuel édifice de la sécurité sociale (pensions, chômage, soins de santé…) est en partie maintenu. Les taux sont toutefois revus à la baisse. La distinction entre chefs de ménage, isolés et cohabitants disparaît. Certains mécanismes, comme le crédit-temps, sont supprimés. "Cela fait partie de l’équilibre, argumente l’auteur. On ne bazarde pas les allocations sociales, contrairement à ce que je préconisais moi-même au début des années 1980. Mais on en revient à la logique assurantielle qui prévalait à l’origine de la Sécu. On regarde ce que vous gagniez avant de perdre votre emploi ou de tomber malade, et on calcule un pourcentage."
Aussi bien les nationaux que les étrangers pourraient recevoir les 600 euros de l’Etat, à condition d’intégrer le système fiscal belge. "Je ne compte pas donner un revenu aux fonctionnaires européens qui continuent à payer leurs impôts ailleurs", souligne Philippe Defeyt.
L’économiste, qui quittera la présidence du CPAS de Namur le 30 juin prochain, prévoit un coût de 73 milliards d’euros par an. S’y ajoutent 29 milliards de prestations sociales (chômage, pensions…). Le total devrait être couvert par une réaffectation des prestations sociales actuelles (74 milliards) et par la suppression des quotités exonérées d’impôt (13 milliards). Certaines pensions publiques seraient aussi rabotées. "Celles-ci s’étalent de 1 000 à 6 000 euros. Quand on voit la maigreur des pensions du privé, j’estime normal d’exiger un effort et de les limiter à 3 000 euros." Le reste de l’enveloppe provient de la suppression de niches fiscales, dont les avantages liés aux voitures de société et aux plans d’épargne-pension.
L’ensemble forme un objet hybride, qui échappe aux clivages traditionnels. La proposition ouvre la porte à un autre rapport au travail, ce qui dénote la sensibilité écologiste de son auteur. Mais le modèle de Philippe Defeyt, centré sur l’idée d’autonomie individuelle, comporte aussi une dimension libérale, en ce qu’il brise certains cadres collectifs.
Utopie impayable, disent les sceptiques
S’il veut convaincre les Belges du bien-fondé de son modèle, Philippe Defeyt devra venir à bout de multiples réticences. La principale concerne la manière de financer une mesure aussi généreuse, perçue par ses opposants comme une utopie impayable. Pour prouver sa crédibilité, l’économiste namurois a élaboré une épure budgétaire (lire ci-dessus). Il assure aussi que l’allocation universelle entraînera une simplification administrative colossale, avec à la clé des économies de taille. Les CPAS, par exemple, conserveront certaines missions, mais ne devront plus assurer la distribution d’un revenu de base. D’autres critiques restent à désamorcer. Tour d’horizon non exhaustif.
1. Un coup mortel porté à la croissance ? C’est l’une des lois de l’économie de marché : pour combler des désirs illimités, les individus sont incités à se mettre en quête de revenus, et donc à travailler. Dès lors, en donnant d’emblée un chèque de 600 euros à chacun, l’Etat ne freine-t-il pas l’un des moteurs de la croissance ? Le mécanisme ne dissuade-t-il pas les gens de se lever tôt et de travailler dur ? Philippe Defeyt n’y croit pas. "Parce qu’il y a tellement de gens qui aimeraient travailler et qui, aujourd’hui, ne le peuvent pas. N’oublions pas non plus que pour beaucoup de personnes en bas de l’échelle des revenus, aller travailler coûte cher. Or mon modèle supprime les pièges à l’emploi. Et puis, je suis convaincu que des individus qui font ce qu’ils aiment seront plus productifs, tomberont moins malades."
2. Finance-t-on la paresse ? Oui et non. Un montant de 600 euros ne suffit pas pour vivre. Par contre, ce socle peut servir à réduire son temps de travail pour faire du sport, jouer de la musique, observer les oiseaux… Defeyt ajoute que sa proposition est de nature à favoriser les actes altruistes (s’occuper d’un proche en fin de vie, aider une association). L’allocation permet aussi de préparer un projet économique (créer sa PME, se lancer comme indépendant), qui générera à terme des profits.
3. Le retour des femmes au foyer ? Un effet pervers à craindre : il n’est "pas impossible", admet Philippe Defeyt, qu’un revenu de 600 euros encourage beaucoup de femmes à rester à la maison. Débat à poursuivre.
4. Une pression migratoire accrue ? L’octroi d’un revenu inconditionnel de 600 euros en Belgique, et pas ailleurs en Europe, pourrait créer un gigantesque appel d’air migratoire. "Comme le revenu d’intégration sociale aujourd’hui, on ne pourrait pas y accéder tout de suite et à n’importe quelle condition, objecte Defeyt. Un Français ou un Roumain qui arrive chez nous n’y a pas automatiquement droit." En revanche, les migrants syriens, irakiens, afghans, érythréens… reconnus comme réfugiés en bénéficieraient de façon immédiate. Cela ne risque-t-il pas de renforcer l’attractivité du pays, et par ricochet de créer une impression de frontières submergées, propice à l’extrême droite ? "Moi je suis plutôt pour une ouverture au monde, rétorque l’ancien secrétaire fédéral d’Ecolo. A terme, ces nouveaux arrivants participeront à la prospérité belge, wallonne en particulier."