Eric Mestdagh: "En Belgique chacun se tire dans les pattes"
Le patron du groupe Mestdagh a été "choqué" par la fermeture annoncée de Caterpillar à Gosselies. "Il faut se serrer les coudes", dit-il, regrettant l'absence de stabilité fiscale et politique en Belgique. Il évoque les projets de son groupe.
Publié le 17-09-2016 à 14h04 - Mis à jour le 18-09-2016 à 18h08
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Le patron du groupe Mestdagh a été "choqué" par la fermeture annoncée de Caterpillar à Gosselies. "Il faut se serrer les coudes", dit-il, regrettant l'absence de stabilité fiscale et politique en Belgique. Il évoque les projets de son groupe.
"Le drame de Caterpillar doit servir à accélérer le rythme de la reconversion"
Avez-vous été surpris par l’annonce de la fermeture de Caterpillar Gosselies ?
Oui, car je ne savais pas que la situation de Caterpillar était aussi critique. Cela m’a surpris et même choqué. Je suis né en 1963 et Caterpillar a toujours fait partie de mon quotidien. Je me souviens de mon enfance : quand on était sur les routes de la région et que l’on voyait la tour de gaz de Caterpillar, c’était un peu comme un phare. Cela voulait dire que l’on arrivait près de chez soi… On dit d’ailleurs que dans toutes les familles de Charleroi, il y a quelqu’un qui travaille à ou pour Caterpillar. C’est donc une émotion largement partagée avec mon personnel…
Vous avez été convié récemment par le ministre-Président wallon Paul Magnette à une réunion de travail. Dans quel but ?
L’objectif de cette réunion était de voir dans quelle mesure il était possible d’atténuer ce choc social en rassemblant les forces vives de la région. Je ne suis pas un industriel : je suis incapable de reprendre totalement ou partiellement l’outil de Caterpillar. Mais j’aime assez l’expression d’"union sacrée" utilisée récemment. Alors que peut-on faire ? Un : essayer de convaincre Caterpillar de maintenir quand même un peu d’activités sur le site. J’ai entendu dire que l’on essayerait de maintenir une activité de montage. Deux : faire l’inventaire des PME et des entreprises un peu plus grosses comme la mienne pour identifier leurs besoins en personnel. On ne va pas pouvoir sauver 2 000 ou 6 000 emplois mais en une semaine, la chambre de commerce de Charleroi a quand même reçu 300 offres emplois des PME. J’espère qu’il y en aura beaucoup plus. L’essentiel est qu’il n’y ait pas 150 initiatives chacun de son côté. On va créer une plateforme commune au niveau du Forem qui rassemblera et triera toutes les demandes des entreprises de la région et au-delà. Car plus de la moitié des sous-traitants de Caterpillar sont néerlandophones.
Quelles pistes pour le redéploiement du site de Gosselies ?
Nous avons débattu d’un certain nombre d’idées par rapport au redéploiement du site. Car Caterpillar a une main-d’œuvre qualifiée et son outil est à la pointe sur un plan technologique. Pour une entreprise du même secteur, ce serait quasi un "plug&play". Mais il s’agissait d’une première prise de contact.
Certains profils chez Caterpillar pourraient vous intéresser ?
Oui, nous recherchons activement dans le domaine financier. Par exemple un manager comptable. On recherche en permanence des gérants de magasins. Nous avons des emplois à pourvoir chez nous. Le tout est de savoir si les compétences et les aspirations du personnel de Caterpillar ou de ses sous-traitants peuvent correspondre à ce que l’on recherche.
Quel regard portez-vous sur la reconversion industrielle de Charleroi ?
Cette reconversion économique va prendre du temps et cela ne va pas se faire du jour au lendemain. Mais à toute chose malheur est bon : si le drame de Caterpillar peut permettre aux acteurs économiques, sociaux et politiques de se parler et de faire accélérer les choses, ce sera une bonne chose. Aujourd’hui, il y a un très gros développement du Biopark à Gosselies. Deux mondes se confrontent : celui des biotechs qui se porte très bien et qui cherche de la main-d’œuvre qualifiée et puis Caterpillar. "Profitons" de ce malheur Caterpillar pour accélérer le rythme du redéploiement économique de la région, en mobilisant les forces vives autour d’une vision commune et d’un plan stratégique. Il faut se serrer les coudes au lieu que chacun essaye de tirer la couverture à soi. C’est aussi cela que les travailleurs de Caterpillar et leurs enfants attendent de nous.
Certains sous-intérêts bloquent l’émergence d’une vision commune ?
Oui. C’est vrai au niveau de Charleroi mais aussi au niveau de la Belgique. On se demande souvent comment attirer des entreprises étrangères en Belgique. Mais il n’y a aucune stabilité sur le plan politique ou fiscal et chacun se tire dans les pattes. Prenons l’exemple d’un investisseur canadien qui souhaiterait investir en Belgique. Il n’aura pas le même avis selon qu’il rencontre le niveau fédéral ou régional, selon qu’il rencontre la FEB ou le fédéral… Cet investisseur se demandera ce qui sera décidé dans les six prochains mois ou les trois prochaines années. Or, quelqu’un qui s’installe dans une région, il le fait dans un horizon de dix à vingt ans, pas de six mois. Il faut que l’on arrive à parler d’une seule voix en Belgique. Ce n’est pas le cas, à l’image des débats autour du tax shift ou du projet de loi de Kris Peeters sur le marché du travail. Je rejoins Philippe Godfroid de l’UCM quand il dit que pour toutes les petites PME, l’important ce n’est pas tellement la baisse de l’impôt des sociétés mais bien une simplification administrative et surtout une réduction du coût du travail. En ce qui concerne la proposition du ministre Kris Peeters, elle a été mal comprise ou mal expliquée. Est-ce que l’on va faire comme en France et accoucher d’une souris ? Ce serait dommage car il y a des choses à faire en termes de flexibilité. Il n’est pas normal que toutes les sociétés qui souhaitent faire de l’e-commerce s’installent soit en France, soit aux Pays-Bas et pas chez nous.
Ahold-Delhaize versus Carrefour-Mestdagh
Pensez-vous que votre groupe de distribution sera également touché par la disparition de Caterpillar ?
C’est évident. C’est un drame pour Caterpillar et ses sous-traitants, mais aussi pour tous les commerçants de Gosselies, du centre de Charleroi… Mais il n’y a pas que Caterpillar qui affecte le commerce. Quand le chômage est à 5, à 10 ou à 20 %, cela fait une différence aux caisses des supermarchés. Car les consommateurs ne gèrent pas leur budget de la même manière.
De quoi mettre un frein à votre plan d’expansion ?
On a 83 supermarchés et on en ouvre en moyenne deux nouveaux par an principalement en franchise. On pense pouvoir garder ce rythme.
D’autant qu’il y a aussi le nouveau groupe Ahold-Delhaize. N’y a-t-il pas un risque de le voir débouler sur vos terres wallonnes ?
C’est sûr que la fusion va avoir un impact. Lequel, je n’en sais rien. Sur la force d’achat, sans doute. Le nouveau groupe a d’ailleurs déjà fait pression sur ses fournisseurs (exigeant des ristournes rétroactives, NdlR). De quoi fâcher les producteurs belges de produits de marque regroupés dans la BABM (Belgilux Association of Branded products Manufacturers). Mais il ne faut pas oublier que nous sommes associés à Carrefour. Au Benelux, ce dernier est plus petit que Ahold-Delhaize, mais au niveau international, il est bien plus grand. Face à cette fusion, je vois davantage de risques en termes de différences de taxation et donc de prix de vente. Cela pose des problèmes sur la dérégulation dont les fournisseurs font preuve. L’eau minérale est meilleur marché en France. Les couches-culottes sont 30 % moins chères aux Pays-Bas que chez nous. Est-ce à dire que les bébés néerlandais sont moins bien protégés que les bébés belges ? J’ai du mal à le croire.
Face à la concurrence, pensez-vous devoir changer votre offre en magasin ? Et le pouvez-vous, vu votre association avec Carrefour.
Oui, on le peut. Mais non, pas de changement en vue. Notre force, c’est le frais, le local (plus de 2 500 produits locaux) et le service traditionnel (à opposer au libre-service). Nos viandes sont découpées dans nos magasins. Et nos acheteurs vont encore dans les abattoirs choisir les bêtes.
Votre deuxième pilier, c’est l’immobilier avec Equilis (votre société de développement) et Ascencio (société immobilière réglementée spécialisée en commerces, dont le portefeuille dépasse les 530 millions d’euros et dont vous êtes actionnaires). D’où vous vient cette brique dans le ventre ?
L’immobilier est ce qui nous a permis à Carl, John et moi, de racheter l’entreprise à la famille il y a vingt ans. On a splité les deux activités - exploitation des magasins et murs des magasins - et on a échangé nos actions immobilières contre les actions retail de nos cousins, cousines, frères et sœurs. L’immobilier est ensuite devenu le tremplin de l’expansion de Mestdagh. Les bonnes localisations en centre-ville étant chères, on a décidé de se rabattre sur les périphéries. Mais comment, avec une seule enseigne, attirer la clientèle ? D’où le développement de retail parks en association avec d’autres marques comme Brico, Trafic… Notre slogan, ce n’était pas : "Tout sous le même toit" (référence aux hypermarchés de Carrefour, NdlR) mais : "Tous sur le même parking." Equilis a été créé en 2006 pour professionnaliser cette démarche de rendre Mestdagh plus attractif.
D’un retail park à un centre commercial comme Docks Bruxsel (le long du canal), développé par Equilis, il y a un pas…
On a évolué et on a saisi une opportunité.
Un millier de salariés au Québec
Vous êtes actuellement au Canada. Est-ce pour raison professionnelle ou pour du tourisme ?
Pour le boulot ! Les Mestdagh sont présents au Canada depuis quarante ans. On y possède un resort dans les Hautes-Laurentides, géré par mon frère Marc, des développements immobiliers et, surtout, un centre d’appel à Montréal. Avec près de 1 000 salariés, on est d’ailleurs le plus gros employeur belge au Québec après AB InBev.
Pourquoi le Canada ?
Parce que ma mère est d’origine canadienne et parce que, dans les années 70 qui ont vu de grandes grèves dans la région de Charleroi, mon père et mes oncles ont voulu diversifier leurs investissements. A l’époque, la famille avait tous ses œufs dans la même région et dans le même panier : le retail. Nous avons diversifié nos activités afin que chaque membre de notre famille puisse s’épanouir dans le domaine qui lui correspondait le mieux.
Eric Mestdagh: bio
Dans la grande famille Mestdagh, ils sont 9 cousins et cousines de la quatrième génération. Dont trois, Eric, John et Carl ont décidé, il y a 20 ans, de reprendre le groupe de distribution carolorégien éponyme. Et de lui donner des ailes dans la brique. Mais pas question, même en famille, de tout mélanger. A Carl l’immobilier. A John et à Eric le retail. Le premier dans les achats, le marketing et la gestion des infrastructures, le second à la direction générale. Même si chacun peut jeter un regard sur le domaine des autres. Ainsi, Eric est-il président du conseil d’administration d’Equilis, société de développement que le trio a fondée en 2006. "Mais je ne suis pas opérationnel, dit-il. Je laisse complètement la main à Carl, comme il nous laisse la main dans la partie retail." Carl qui, soit dit en passant, préside le conseil d’administration de Mestdagh.
C’est donc bien Eric Mestdagh qui a été convié, la semaine dernière, par Paul Magnette, au titre de "patron carolo" après le choc Caterpillar. Même si le groupe, fondé en 1900, s’étend largement au-delà, couvrant toute la Wallonie et Bruxelles (52 supermarchés en propre, 31 en franchise, plus de 2 700 personnes, un chiffre d’affaires de près de 700 millions d’euros en 2015). "Je ne suis pas un industriel", reconnaît-il. Et il n’est pas gêné, au contraire, de dire qu’il est un "épicier".
Né en 1963, Eric Mestdagh débute sa carrière chez Gervais-Danone en 1987, après des Sciences éco à Namur, aux FUNDP. Un petit galop d’essai de 5 ans avant d’entrer de plain-pied dans le groupe. Comme directeur de supermarché d’abord (1992), comme directeur commercial ensuite (1995), avant de prendre le poste de directeur général (1999) puis celui d’administrateur-délégué, succédant ainsi à son père (décembre 2001). Il aura connu les enseignes successives du groupe, Mestdagh, Super M, Champion, Carrefour Market Groupe Mestdagh, fruits de leur association avec le groupe français Carrefour.