L'entreprise sans chef: quand la confiance remplace le contrôle
L’entreprise libérée repose sur la responsabilisation. Si le modèle suscite un engouement, il n’est pas dénué d’effets pervers. Eclairage.
- Publié le 07-01-2017 à 13h21
- Mis à jour le 07-01-2017 à 13h28
:focal(465x240:475x230)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/CYSPHCTDEJC75FTNTOVGBGNLEU.jpg)
L’entreprise libérée repose sur la responsabilisation. Si le modèle suscite un engouement, il n’est pas dénué d’effets pervers. Eclairage. Depuis que Pocheco s’est retrouvée sous les projecteurs de Cyril Dion et Mélanie Laurent dans le film "Demain", sa réputation attire un va-et-vient croissant de curieux à la recherche de recettes pour entreprendre autrement. Cela fait plus de vingt ans que cette société du Nord-Pas-de-Calais, qui produit des enveloppes, est sur les rails de l’entreprise libérée. Libérée des exigences d’un actionnariat extérieur, d’une croissance à tout prix et de relations basées sur la compétition.
Egalité de traitement, hiérarchie réduite à sa plus simple expression (un comité de pilotage de six personnes, puis une strate composée du reste de l’entreprise), débats collectifs sur les questions stratégiques, organisation basée sur la coopération… "En France, on a beaucoup considéré que la responsabilité d’une entreprise devait être confiée à des ingénieurs ou des commerciaux de haut vol, ce qui donne un bloc monolithique, voire consanguin. Mes collègues et moi avons construit un projet collectif qui nous a sortis d’un dépôt de bilan en nous posant la question : quel monde voulons-nous ?", raconte Emmanuel Druon, ex-PDG de Pocheco.
Pocheco fait partie de ces organisations où "la majorité des collaborateurs dispose de la liberté et la responsabilité d’entreprendre toute action qu’ils jugent meilleure pour l’entreprise." C’est ainsi qu’Isaac Getz, la référence en matière d’entreprise libérée, décrit ce modèle.
Entre les entreprises s’autoproclamant "libérées" sans l’être vraiment, et celles fonctionnant selon les principes de l’entreprise libérée sans le revendiquer, ou sans le savoir, définir ce concept de façon unique et précise est mission impossible.
Par contre, on peut en donner les principes de base. Selon Isaac Getz : "La confiance remplace le contrôle, et ce projet comble trois besoins fondamentaux des salariés, à savoir le sentiment d’égalité intrinsèque, qui exige la transformation des pratiques hiérarchiques, l’épanouissement personnel, et l’auto-direction." Selon ses fervents défenseurs, les bienfaits de la libération sont nombreux : plus d’innovation, plus d’épanouissement des travailleurs, plus de performance… "Ce sont effectivement des effets revendiqués par les défenseurs, mais souvent la démonstration du lien de cause à effet est insuffisante, voire inexistante", nuance Fanny Fox, assistante du professeur François Pichault (LENTIC, ULg).
Cette chercheuse a entamé une thèse sur les nouvelles formes de travail. "Je m’intéresse aux formes alternatives de management, en ce compris le phénomène de déhiérarchisation, afin de voir si cela contribue à une réelle émancipation des travailleurs." Même si elle n’en est qu’aux débuts, quelques constats se dégagent déjà de ses recherches. "A terme, le vocable d’entreprise libérée va peut-être disparaître, mais ses principes s’inscrivent dans une tendance de fond : celle de vouloir replacer l’humain au centre de l’entreprise." Ce qui, pour la chercheuse, est positif. "L’engouement suscité montre que cela répond à des besoins réels. De plus, cela invite à la réflexion et à la remise en question, ce qui est toujours intéressant."
Par contre, si le modèle de l’entreprise libérée est si bien que cela, on peut se demander pourquoi il ne rencontre pas plus d’adeptes. En Belgique, par exemple, les exemples connus se comptent sur les doigts de la main : SPF Mobilité, SPF Santé Publique, Décathlon… C’est que le chemin pour y arriver est ardu et parsemé de nombreux risques et effets pervers. "Nouvelle forme de servitude, défiance à l’encontre des soutiens habituels, mauvaise gestion des risques habituellement gérés par les fonctions support, jeux politiques internes renforcés, médiocratie, désagrégation du dialogue social, perte d’expertise, incapacité à faire face aux crises…", dénonce, par exemple, François Geuze, consultant RH.
Fanny Fox remarque elle aussi que tout n’est pas rose au pays des entreprises libérées. "On constate notamment de la souffrance chez certaines personnes qui ne se retrouvent pas dans ce modèle. On a pu observer aussi une dilution des responsabilités, et donc un risque plus élevé que certaines tâches ne soient pas prises en charge." Elle fait d’ailleurs remarquer que l’idée de la suppression de la hiérarchie est plus nuancée qu’au début. "Les défenseurs parlent aujourd’hui plus de coaching et d’accompagnement que de suppression pure et simple de la ligne hiérarchique car la nécessité d’évincer l’ensemble des managers n’est pas toujours prouvée, sans compter les drames humains que cela engendre."
6 composantes
Définition. Fanny Fox et François Pichault, du Lentic (centre de recherche et d’intervention de l’Université de Liège) relèvent six composantes de l’entreprise libérée :
1. une forte culture d’entreprise et une centralité des valeurs;
2. l’absence de contrôle, remplacé par la confiance a priori et l’auto-direction;
3. une prise de décision davantage collégiale et entre les mains des travailleurs en vertu du principe de subsidiarité;
4. une responsabilisation des travailleurs (source d’un engagement fort);
5. l’absence de hiérarchie intermédiaire ou son évolution vers un rôle de coach;
6. l’absence de fonctions support ou leur évolution vers un rôle de facilitation.
Poult : une entreprise à responsabilité augmentée
Pour créer de la performance et du bonheur.
Poult est un des leaders français sur le marché des biscuits. En 2005, la société a entamé sa libération avec l’aide de Robert Collart, consultant belge et acteur-clé d’une transformation sans précédent. "Nous avons commencé par rédiger une vision partagée avec tous les salariés de Poult. Nous avons ainsi pu expérimenter la puissance de l’intelligence collective à 800. Cela nous a amenés à déhiérarchiser l’entreprise. Nous avons travaillé sur une réorganisation, supprimé certaines fonctions et créé des unités autonomes. Nous avons aussi créé de nouvelles fonctions comme les opérateurs à compétences : des opérateurs avec des responsabilités supplémentaires comme le planning, la maintenance, la qualité… Chaque unité est multidisciplinaire, sans lien hiérarchique entre les personnes, si bien que quand un problème survient, au lieu de n’être le problème de personne, il est réglé beaucoup plus vite. Un des grands apprentissages est que les équipes autonomes et responsables, c’est quelque chose qui fonctionne et qui crée de la performance et du bonheur ! Nous avons créé un système où les gens se sentent plus responsables et où l’on arrête de mettre en place des processus de contrôle. Tout ce qui est individuel et encourage la rivalité a été supprimé, comme les primes individuelles. L’entreprise à responsabilité augmentée est le concept qui nous définit le mieux."
Projective : pas de signe distinctif de différences
L’entreprise ne veut pas d’une culture basée sur la compétition.
Projective fait partie des sociétés répertoriées sur la cartographie (1) Google des entreprises libérées. Cette société de consultance basée à Diegem vante un mode d’organisation censé être motivant. Des fondateurs aux nouveaux engagés, tout le monde est à la fois project manager (exécutant des missions chez le client) et impliqué dans le management opérationnel de la PME.
Finances, RH, support IT, marketing… Toutes ces matières opérationnelles sont donc assumées par les project managers eux-mêmes. Koen Ermgodts, project manager et HR leader, réserve, par exemple, un demi à un jour par semaine à la stratégie RH et à son exécution. Le reste du temps, il le passe en clientèle. "J’ai une équipe qui s’occupe du recrutement, une autre du paiement. Tous des project managers. Je suis leader car quelqu’un doit conserver la responsabilité, c’est-à-dire que les gens savent que s’il y a un problème en matière RH, ils peuvent me contacter. Par contre, ce rôle n’a pas d’impact sur mon salaire." Environ 70 % des collaborateurs sont impliqués dans un rôle interne, soit dans d’exécution, soit comme leader. Cela se fait sur base volontaire et selon l’intérêt et l’ambition de chacun. Certaines fonctions sont limitées dans le temps afin de donner la chance à d’autres de les occuper. "Nous sommes occupés à faire évoluer ce modèle ainsi que notre structure de gouvernance afin de déléguer encore plus de pouvoir à nos Project Managers pour gérer l’entreprise." Autre particularité : aucun signe distinctif de niveau, d’ancienneté ou de fonction particulière n’est visible dans les contrats, ni sur les cartes de visite. "Chez nous, il n’est pas question de qualificatifs comme ‘senior’ou ‘junior’, par exemple, car nous ne voulons pas d’une culture basée sur la compétition", affirme Koen Ermgodts. "Dans une optique de croissance des ressources dans la durée, nous avons voulu nous démarquer des sociétés de consultance traditionnelles, où les différences de niveaux hiérarchiques sont beaucoup plus formelles et se font en comparant les collaborateurs entre eux." Celui-ci prétend que ce système est très motivant et qu’il se traduit par "un turnover limité, une atmosphère plus ouverte, sans pression et sans frontières entre les gens."
(1) http://bit.ly/entreprisesliberees
Au Val Benoît à Liège, tout est prêt
Proposition. Il y a un mois, Robert Collart, le Chief happiness officer de la biscuiterie Poult (lire page 3), était l’invité de la Spi (l’agence de développement économique pour la province de Liège), sur le site du Val Benoît à Liège, pour une conférence-débat sur l’entreprise libérée. Le Val Benoît, c’est cet ancien site universitaire réhabilité en un parc d’activité économique et dont la Spi est le maître d’œuvre. Quatre entreprises y ont pris leurs quartiers et un tiers de l’espace restant fait l’objet de négociations en vue de futures installations. A terme, le Val Benoît comprendra aussi des logements et des services.
Pourquoi le concept d’entreprise libérée intéresse-t-il la Spi ? "Notre mission première, c’est de rendre le territoire sur lequel la Spi travaille le plus attractif possible pour le monde économique, qui est en constante évolution. Nous devons donc être au fait des nouvelles tendances et y répondre", explique le porte-parole Pierre Castelain. "Nous faisons de l’accompagnement d’entreprises; ce qui implique d’anticiper au quotidien les besoins des PME et des start-up installées au Val Benoît. Cela passe par l’aménagement des locaux de travail, avec des salles de créativité, des espaces de travail partagés mais aussi par du conseil. Nous informons les entreprises sur les différents modèles de gestion, les nouvelles méthodes organisationnelles, dont l’entreprise libérée, qui rendent le travailleur plus autonome, plus heureux et donc plus efficace", poursuit-il.
Avec l’entreprise libérée, la Spi a entamé un cycle de conférences-débats sur les nouvelles méthodes organisationnelles (NMO). La prochaine aura lieu en février, toujours au Val Benoît. Et si on peut effectivement trouver sur le site Web du Val Benoît des informations sur les NMO, la Spi tient à préciser qu’elle n’imposera pas ces techniques aux entreprises installées ou désireuses de l’être au Val Benoît. "Nous les proposons et nous aménageons les lieux pour permettre leur implémentation", indique Pierre Castelain.