"La Belgique n’est pas larguée dans le domaine de l’intelligence artificielle"
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Publié le 07-07-2019 à 10h24 - Mis à jour le 07-07-2019 à 10h25
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Qui est Pierre de Muelenaere, notre invité économique du week-end?
Pierre de Muelenaere est théoriquement à la retraite. Il a négocié en deux phases la cession de son bébé, la société Iris, basée à Louvain-la-Neuve, au groupe japonais Canon. Et on pourrait dire qu’à 60 ans, il a fait le tour de la question. Ce serait mal le connaître. Au fil du temps, ce scientifique qui a appris sur le tas le métier de chef d’entreprise, s’est aussi pris de passion pour la création de sociétés et leur développement. Il est donc actif en Wallonie dans le secteur des start-up, au travers d’Yncubator, la pépinière d’entreprises de l’UC Louvain où il coache des projets. Il est aussi actif dans le soutien de ces projets, dans le comité de financement du QBic Venture Capital Fund, qui suit les spin-off de différentes universités belges. Une manière de répliquer d’ailleurs sa propre histoire puisque, ingénieur civil en électronique et docteur en sciences appliquées, il a lui-même porté le produit de sa thèse axée sur la reconnaissance de caractères (OCR) assistée par des algorithmes, par l’intelligence artificielle, au sein d’Iris (Image Recognition Integrated Systems), une start-up logée à Louvain-la-Neuve, en 1987. Ayant successivement dopé la croissance d’Iris avec l’aide du groupe Ackermans&Van Haaren, l’avoir introduite en Bourse, puis l’avoir alliée au groupe Canon, il partage aujourd’hui les fruits de trente-trois ans d’expérience. Il fait au travers de conférences, de ses actions pour les start-up et dans un livre The Iris Book. Il est aussi présent dans les conseils d’administration de Proximus, Pairi Daiza, de Guberna et d’EVS dont il est le président.
"Aujourd'hui, on entend dire que l'Europe est mal positionnée en matière d'intelligence artificielle"
Nous avions rencontré Pierre de Muelenaere en 1994 à La Libre, lors du lancement de l’Iris Pen, un petit scanner portable. Il avait développé ce produit novateur et en vantait les mérites auprès des utilisateurs potentiels. Mais les temps ont changé… Entretien.
L’histoire d’Iris commence en 1987, et elle est finalement un peu semblable à celle d’EVS. Comment expliquer ce parallélisme ?
J’ai créé Iris en 1987, avec l’aide du groupe Ackermans&Van Haaren. J’étais encore occupé à faire ma thèse à l’Université, et j’ai eu la chance qu’ils me fassent confiance pour lancer ma société à l’époque. On a démarré avec une dizaine de personnes. Iris a été introduite en Bourse en 1999. L’histoire d’EVS, dont je suis actuellement président, a commencé pour sa part en 1994. Créée par Laurent Minguet et Pierre Lhoest, elle a été plus rapidement en Bourse, puisqu’elle y est entrée en 1998. Ce sont deux entreprises qui présentent des similitudes : Iris est dans l’imagerie documentaire avec de l’intelligence artificielle appliquée à la reconnaissance de documents, dans la gestion de documents pour les administrations, les banques… et EVS est dans l’imagerie sportive, l’image qui bouge, ce qu’on appelle le broadcast, avec, également, des outils basés sur l’intelligence artificielle.
Le développement de ces deux fleurons wallons est donc lié à plusieurs phases de financement ?
Oui, au moment de l’introduction en Bourse d’Iris, on va y chercher des fonds substantiels qui vont nous permettre de croître très rapidement. On passe d’une entreprise d’une soixantaine de personnes, à plus de 600 personnes. C’est un tournant très important. C’est là qu’il y a eu cette grande étape de croissance. Comme la société marchait très bien, j’ai eu le prix du Manager de l’année en 2001 et le prix de l’entreprise de l’année en 2002. L’autre grosse étape importante a été la crise bancaire de 2008 qui nous a touchés assez fort parce que les banques étaient notre principale source de revenus. Nous restions rentables toutefois, mais cet épisode m’a fait comprendre que, seuls, nous n’étions pas assez forts. C’est comme cela que nous avons noué un partenariat stratégique avec Canon, en 2009. Canon est devenu un petit actionnaire d’Iris, et par la suite, le plus gros client d’Iris. En 2012, j’ai pris la décision de revendre la société à Canon. En 2015, on a décidé d’un plan de succession avec une nouvelle équipe. Et… on s’est quittés très bons amis.
Vous étiez, à l’époque du lancement d’Iris, à la pointe de l’intelligence artificielle qu’on semble redécouvrir aujourd’hui…
Je continue à tourner dans ce même environnement. Je donne des conférences à ce propos dans les universités. Et je rappelle, avec un malin plaisir, aux étudiants qui suivent des cours en intelligence artificielle, ce que nous développions dans les années 90. L’autoapprentissage, le deep learning, l’apprentissage supervisé, on connaissait tout cela. Iris a développé des systèmes permettant de classer automatiquement des documents selon leur contenu. Ce n’est pas neuf. Mais Iris est toujours pionnière dans le secteur.
Et chez EVS ?
Chez EVS, c’est pareil, je suis en terre de connaissance : il y a toute une équipe très spécialisée, qui travaille sur les technologies d’intelligence artificielle. Avec des objectifs différents d’Iris, mais comme chez Iris, ces outils se retrouvent dans les produits des clients. Chez EVS, dans le domaine des images du sport, l’intelligence artificielle est utilisée pour répondre aux défis de la diffusion des matchs de foot, par exemple, en tenant compte des formats et des supports, en télé, mais sur Internet, sur les mobiles, sur Facebook. On développe donc des outils de “reframing” des images, en tenant compte de la position du ballon, des joueurs, de la phase de jeu, pour optimiser la vision des flux selon les supports. EVS fabrique aussi des systèmes d’arbitrage dotés d’intelligence artificielle, avec un système de calibrage automatique qui tient compte des différentes caméras, de leurs positions, des lignes du terrain, de la ligne de hors-jeu. Ce qui est plus aisé aujourd’hui pour les équipes de développement, c’est l’existence d’outils disponibles dans les différents domaines de l’intelligence artificielle. Quand j’ai commencé chez Iris, on devait tout développer en interne.
Est-on, plus généralement, au niveau en Belgique en matière d’utilisation de ces outils ?
Oui, chez Proximus par exemple – j’y siège en tant qu’administrateur – on est très impliqué dans la gestion d’outils d’intelligence artificielle, mais plutôt dans les applications liées au back-office, le support aux clients, la gestion des interventions chez les clients… Dans la plupart des entreprises où j’ai un pied, on s’intéresse à l’intelligence artificielle. Et… on se débrouille pas mal ! En Belgique, on trouve beaucoup de sociétés qui sont préoccupées par ces outils et leur potentiel. On n’est pas largués !
Mais au niveau européen, on voit de l’activité, des salons “tech”, en France ?
C’est vrai, mais on reste dans un environnement marqué par des propos pessimistes. Et en Europe, c’est dommage, on a perdu des batailles, celle des “mainframes”, celle des PC, celle des mini-ordinateurs, on avait presque gagné la bataille des smartphones… avant l’arrivée d’Apple puis des Asiatiques. Et aujourd’hui, on entend dire que l’Europe est mal positionnée en matière d’intelligence artificielle. On donne des raisons fondamentales pour expliquer que l’on va perdre cette nouvelle bataille face aux Chinois, notamment. En réalité, il faut voir les choses de manière plus pragmatique, en les évaluant segment par segment. Quand j’ai démarré Iris, on avait au niveau mondial une cinquantaine de concurrents. Et, in fine, il n’en reste que trois, une américaine, une russe et… une belge ! Domaine par domaine, on peut concurrencer les Asiatiques ou les Américains, dans les sociétés de taille moyenne. EVS est, par exemple, leader dans son microdomaine.
“Les jeunes qui manifestent pour le climat ont raison !”
En Belgique, on voit pourtant un mouvement de fond avec des start-up qui fleurissent. C’est positif ?
Oui, c’est évidemment très positif. Je suis notamment coach au sein de l’Yncubator à Louvain-la-Neuve, avec Y pour jeune. Je suis six projets, et c’est sympathique, rafraîchissant, et ça donne une belle idée de la jeunesse. Ils viennent avec des idées, souvent portées par des objectifs sociétaux, avec de bonnes intentions. C’est sympathique mais ces accompagnements, ces incubateurs, sont aussi nécessaires parce qu’ils viennent se greffer sur une situation préoccupante. Parce que le niveau d’entrepreneuriat, aussi bien en Flandre qu’en Wallonie, est beaucoup trop faible.
Les jeunes qui veulent lancer leur start-up sont-ils suffisamment réalistes ?
Les jeunes qui se présentent face aux entrepreneurs sur le retour, des vieux croûtons comme moi (sourire), sont flattés qu’on s’intéresse à leurs idées. On les encourage, on leur remonte le moral. Et c’est souvent le cas après avoir consulté des sages qui les refroidissent en évoquant tout ce qui risque de ne pas fonctionner dans leurs plans, qui mettent les risques en évidence, qui expliquent que le financement sera difficile à trouver. Leur science, la science, est surtout là pour minimiser les risques et… pour décourager les gens d’être originaux. Les coachs, eux, se souviennent des risques qu’ils ont pris, de l’énergie qu’il leur a fallu, mais aussi de la réussite, et que cela valait la peine d’oser. J’ai écrit un livre à ce propos sur mon expérience d’Iris, un guide de l’entrepreneuriat. On est dans une période qui est particulièrement créative, il existe plein d’outils qui n’étaient pas utilisables avant, comme les boîtes à outils d’intelligence artificielle, comme les capteurs qui permettent d’exploiter le potentiel de l’Internet des objets (NdlR : IoT ou Internet of Things).
Faut-il contrôler l’usage de l’intelligence artificielle ?
Oui, comme dans tous les domaines de l’innovation, des nouvelles technologies et de l’utilisation sans contrôle de ces technologies. La régulation est indispensable. Si on laissait faire les entreprises sans contrôle, on aboutirait à des situations catastrophiques. On le voit déjà en partie avec le cas Facebook. Il faut un contre-pouvoir étatique face à des entreprises qui atteignent des dimensions énormes. Qui accumulent du pouvoir. Je souscris totalement aux mises en garde actuelles.
Par ailleurs, qu’est-ce que ça vous inspire, ces jeunes qui manifestent les jeudis dans les rues ?
Il faut savoir qu’un de mes dadas, c’est le domaine des énergies renouvelables. Et comme ingénieur, je considère qu’on a une très grande chance aujourd’hui. On a une série de technologies qui sont arrivées à maturité, avec des niveaux de performance et de rentabilité très élevés. Aujourd’hui, on a là des vrais éléments de solution à la crise que nous traversons. La technologie, ici, peut sauver le monde. J’ai toujours été un opposant à la filière nucléaire. Je suis donc personnellement très heureux de vivre dans un monde où les filières d’énergie renouvelable, décentralisées, plus fiables, moins dangereuses sont entrées dans une phase de croissance. Je suis totalement engagé dans ce processus. Le problème est que le monde politique est beaucoup trop en retard par rapport à une série de domaines, dont l’écologie. Un domaine où les décideurs ne prennent pas la mesure de leurs responsabilités. Et, j’en reviens à votre question : ici, je considère que les jeunes qui manifestent ont raison et que les politiques ont tort ! Je suis totalement “supporter” de ces jeunes. Ils sont dans le bon, peut-être à l’intuition, sans vision scientifique. Ils ont un regard plus frais, plus logique, plus “to the point” : est-ce qu’il y a un problème ? Oui il y a un problème. Est-ce qu’on en fait assez ? Non ! Est-ce que la Belgique en fait assez en matière d’investissement dans le renouvelable ? Non. Les jeunes ont raison, les politiques ont tort. Et si on met des gens compétents sur ces dossiers pour analyser la situation, ils arriveront aux mêmes conclusions que ces jeunes.