Jean Van Wetter (Enabel) : "Je dis aux entreprises belges : venez investir en Afrique !"
Jean Van Wetter est le directeur général d'Enabel. L'agence belge de développement met en oeuvre et coordonne la coopération gouvernementale de la Belgique dans 14 pays partenaires, principalement en Afrique. Si elle relativement mal connue du grand public, son rôle est pourtant essentiel. Société anonyme de droit public, Enabel a pour seul actionnaire l’Etat belge. A sa tête, et pour un mandat de six ans, on retrouve Jean Van Wetter (42 ans). L’homme en connaît un rayon dans le domaine de la coopération internationale. Il a d’ailleurs passé 15 ans de sa vie professionnelle à l’étranger avant de revenir en Belgique où il dirige Enabel depuis septembre 2018. Grand sportif - il court des marathons et pratique le kitesurf - Jean Van Wetter entend bien donner du souffle Enabel. Extrait de son entretien exclusif à découvrir dans La Libre Eco Week-end
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- Publié le 01-12-2019 à 09h04
- Mis à jour le 01-12-2019 à 09h06
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Jean Van Wetter est le directeur général d'Enabel. L'agence belge de développement met en oeuvre et coordonne la coopération gouvernementale de la Belgique dans 14 pays partenaires, principalement en Afrique.
Si elle est relativement mal connue du grand public, son rôle est pourtant essentiel. Société anonyme de droit public, Enabel a pour seul actionnaire l’Etat belge. A sa tête, et pour un mandat de six ans, on retrouve Jean Van Wetter (42 ans). L’homme en connaît un rayon dans le domaine de la coopération internationale. Il a d’ailleurs passé 15 ans de sa vie professionnelle à l’étranger avant de revenir en Belgique où il dirige Enabel depuis septembre 2018.
Grand sportif - il court des marathons et pratique le kitesurf - Jean Van Wetter entend bien donner du souffle Enabel.
Extrait de son entretien exclusif à découvrir dans La Libre Eco Week-end
Enabel, en quelques mots, c'est quoi ?
Enabel, c’est l’agence belge de développement. Nous avons changé il y a deux ans le nom de cette agence qui a aujourd’hui vingt ans. Elle a pour but de mettre en œuvre la coopération bilatérale de la Belgique avec les pays partenaires dans le monde. Nous avons un contrat de gestion avec le gouvernement pour mettre en œuvre les priorités de la Belgique en matière de coopération au développement. Actuellement, nous travaillons avec 14 pays partenaires : 13 en Afrique centrale, de l’ouest et du nord et la Palestine. Nous étions auparavant en Asie et en Amérique latine. Mais il a été décidé cette année de recentrer l’activité sur l’Afrique pour éviter un saupoudrage et avoir des programmes plus conséquents dans un nombre plus restreint de pays. Nous avons ainsi fermé en juin l’Afrique du Sud, le Vietnam et la Bolivie. Un peu plus tôt encore le Pérou et l’Équateur. Sur le plan géographique, le choix de se recentrer sur l’Afrique était pertinent pour la Belgique car l’Amérique latine et l’Asie sont des pays en transition.
Mettre en œuvre la coopération belge, cela veut dire quoi concrètement ?
Historiquement, nous étions beaucoup présents dans le soutien aux systèmes de santé, à l’éducation et à l’agriculture rurale. Et récemment, sous l’impulsion du ministre Alexander De Croo, nous avons beaucoup travaillé sur le développement du secteur privé local et sur la digitalisation qui est un vecteur d’innovation et qui sera une réponse aux problématiques d’éducation de demain. La population africaine va, en effet, tripler dans les 100 prochaines années. Il n’y aura pas suffisamment de ressources pour construire assez d’écoles et former les professeurs. Nous devons donc trouver des moyens alternatifs pour former la jeunesse. Le digital va permettre de développer de nouvelles méthodes qui répondront à ces challenges.
Enabel, c’est combien d’emplois ?
Enabel, cela représente 1 500 emplois, 170 à Bruxelles et le reste sur le terrain, principalement du personnel local. Pas moins 35 nationalités sont représentées chez nous. Nous avons signé 62 accords de coopération avec des entités publiques ou semi-publiques et régionales belges pour aller chercher l’expertise dans les ministères compétents. C’est cette combinaison d’expertise de terrain – nous avons par exemple 300 personnes au Congo ou une centaine en Ouganda dans la gestion de nos projets – et de l’expertise technique via les ministères qui fait notre force. Au Burkina Faso, par exemple, des experts de la police belge viennent aider les experts locaux. Cela fonctionne très bien et c’est très bien perçu sur place car cela s’inscrit davantage dans une logique de partenariat que d’assistanat. Pour moi, la coopération doit aller dans les deux sens. L’idée est de pouvoir répondre ensemble aux challenges globaux plutôt que de travailler dans une optique où les pays développés seraient là pour aider les pays pauvres. Quand je rencontre une entreprise privée, je dis : “Vous avez des défis, nous aussi, travaillons ensemble”.
Pourquoi Enabel vise-t-il prioritairement l'Afrique?
Il y avait une volonté politique d’avoir 50 % du portefeuille de la coopération dans des États dits “fragiles” et où les populations sont vulnérables. C’est le cas des pays du Sahel, du Mali, du Burkina Faso ou du Niger. Ce n’est pas toujours simple car il y a eu par exemple une détérioration de la situation sécuritaire au Burkina Faso, ce qui pose des enjeux considérables pour la sécurité de notre personnel et pour la mise en œuvre de nos projets. Développer le secteur privé dans un pays comme celui-là n’est possible qu’à la condition de garantir la sécurité. Il n’y a pas développement économique et social sans sécurité. Cela peut poser certaines questions : peut-on en tant qu’agence de développement travailler à la fois sur des projets classiques – l’éducation, la santé, le développement du secteur privé local… – et en même temps travailler sur la sécurité ? Pour moi, la réponse est “oui”. Mais nous nous sommes fixé certaines limites. Au Bénin et au Burkina Faso, nous allons donc former la police de proximité. Nous fournissons la formation, les équipements et cela en collaboration avec la police fédérale belge.
Sur quels types de projets travaille Enabel ?
Nous avons construit des routes au Congo, des hôpitaux et des écoles. Il y a une grosse partie “hardware” et de construction. Au Mozambique, on travaille sur la désalinisation de l’eau potable. C’est une première en Afrique. On a mis en place une unité de désalinisation de l’eau qui fonctionne à l’énergie solaire sans batterie. Ce sont des investissements lourds mais nous sommes une société où l’expertise est conséquente : la partie ressources humaines représente une partie importante de nos coûts. Nous fournissons de la matière grise. Au Sénégal, nous allons travailler sur plusieurs chaînes de valeur agricoles. Au Bénin, nous travaillons avec Colruyt sur la culture de l’ananas. Nous avons eu des discussions avec Solvay qui a des compétences pour innover. Nous apportons, de notre côté, aussi une expertise dans des pays où nous sommes bien implantés, principalement donc en Afrique. C’est donc du “win-win”.
En mettant nos équipes ensemble, on peut trouver avec le secteur privé de nouvelles solutions pour répondre aux challenges de ces pays.
D’une manière générale, les acteurs économiques sont de plus en plus challengés par rapport à leurs objectifs de développement durables et aux conditions de travail. Ce sont des questions sur lesquels nous travaillons aussi. Mais ce qui nous manque, en tant qu’agence, c’est ce lien vers le marché. Nous sommes à la recherche de nouveaux partenariats avec le privé.
Par ailleurs, beaucoup d’entreprises répondent évidemment à des marchés publics, notamment pour la construction d’écoles ou d’hôpitaux ou sur les enjeux liés à la digitalisation.
Ce que nous aimerions bien faire, ce sont des accords-cadres avec ces acteurs privés qui nous permettent de “co-construire” et de co-innover. Nous sommes au début de ce processus. Nous avons une équipe “secteur privée” qui s’est constituée. Et là, je renforce les liens avec le secteur privé belge.
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Impliquer des entreprises privées dans de tels projets de coopération, est-ce facile ?
En Belgique, il y avait, par le passé, un cloisonnement entre le monde du développement et celui de l’entreprise. J’essaie de décloisonner et d’expliquer que dans le cadre des objectifs du développement durable de l’ONU, nous avons tout intérêt à travailler ensemble car les problèmes sont assez similaires. Avec le secteur privé, nous avons un projet intéressant qui vise à répondre aux problèmes de migration de manière innovante. Dans ce cadre, nous allons former au Maroc des experts locaux en IT pour répondre à une pénurie de main-d’œuvre dans ce secteur. Un accord a été noué avec le patronat flamand via le Voka : la moitié des gens que l’on forme au Maroc vont venir en Belgique. Nous abordons le thème de la migration de manière positive en répondant à une pénurie de main-d’œuvre ici en Belgique aussi. Nous voulons démontrer avec cet exemple que le défi de la migration est global.
Que diriez-vous pour convaincre des entreprises privées d’investir en Afrique ?
Je dirais ceci : il faut voir l’Afrique comme un continent plein d’opportunités pour les entreprises belges. Le contexte est difficile mais on sait que la population africaine va tripler, ouvrant un marché potentiel très conséquent. Nous avons la volonté d’améliorer le climat d’investissement pour le secteur privé dans cinq pays : Bénin, Sénégal, Guinée, Rwanda et Burkina Faso. Cela passe par une amélioration du contexte juridique et de l’efficience des infrastructures. Nous sommes, par exemple, en train de travailler à rendre le port de Cotonou (Bénin) plus efficace. Un acteur privé qui voudrait s’installer autour du port pour exporter ou importer des matières premières aura ainsi la garantie que le port fonctionnera mieux avec moins de temps d’attente, davantage de facilités aux douanes, un contexte juridique plus sécurisé. Nous œuvrons aussi au Sénégal à la mise en place de zones de développement économiques via des zones franches pour les entreprises. Ces efforts rendront ces régions et ces pays plus attractifs pour les investisseurs du secteur privé. Le message que j’adresse aux entreprises belges est donc le suivant : “venez nous voir car nous avons besoin de vos investissements”. Nous avons une connaissance du contexte local qui peut être utile au secteur privé. Dans le secteur privé, on travaille étroitement avec BIO Invest : il s’agit d’une banque qui prend des parts dans des entreprises locales dans une logique de développement. Nous identifions les entreprises locales qui ont besoin d’un tel financement. Nous n’allons pas les financer nous-mêmes. Mais BIO Invest peut le faire. Dans ce processus, Enabel est en réalité un “broker” : nous avons une connaissance des contextes et nous sommes bien positionnés et implanté pour présenter aux entreprises privées les meilleures opportunités d’investissement. Les investisseurs belges n’ont pas toujours cette connaissance du terrain.
Est-ce compliqué de travailler en Afrique ? La corruption y reste présente…
Dans les priorités du ministre De Croo, il y avait le développement du secteur privé local, la digitalisation, le droit des femmes mais aussi l’état de droit. Nous avons une politique très claire : s’il y a une violation forte des droits de l’Homme, des droits fondamentaux ou des partenaires qui ne respectent pas leurs engagements, la Belgique se retirera du pays. Nous l’avons déjà fait par le passé. Nous sommes stricts avec nos partenaires. Le fait de mettre en œuvre une partie des projets nous-même ou en co-construction permet d’éviter des transferts d’argent vers des partenaires locaux. Dans le cas d’aides budgétaires, nous avons des mécanismes de contrôle. Maintenant, ce n’est pas un métier facile…
Que dites-vous à ceux qui disent qu’il vaudrait mieux utiliser ces moyens pour réduire la pauvreté en Belgique ?
Il est légitime de poser cette question. Mais on peut opposer deux arguments à ceux qui défendent cette vision des choses. Un : pour reprendre le slogan de l’agence française de développement, nous avons avec les autres “un monde en commun”. Deux : comme le disait récemment Emmanuel Macron, les destins de l’Europe et de l’Afrique sont liés par leur proximité géographique. Il n’y a que 30 kilomètres qui séparent l’Europe de l’Afrique au Détroit de Gibraltar. Quand on sait que la population africaine va tripler dans les cent prochaines années et qu’elle sera de 3 milliards de personnes, il ne faut pas être un devin pour comprendre que les enjeux sont liés et que la forteresse Europe ne pourra pas rester telle qu’elle est avec, à ses portes, un continent en pleine explosion démographique. Nous devons nous inscrire avec l’Afrique dans une logique de partenariat, davantage que de coopération. Sur le plan du changement climatique par exemple, l’Europe sera peut-être impactée différemment mais les réponses à apporter sont communes. Le problème de la migration est aussi un fait. L’accroissement des inégalités existe tant en Europe qu’en Afrique. Ce sont donc des enjeux globaux et communs à nous tous.
En quoi Enabel se distingue-t-elle des autres agences de développement ?
Une des spécificités d’Enabel par rapport à d’autres agences de développement, c’est d’avoir une présence locale forte. Nous exécutons et mettons en œuvre les projets sur place. Nous ne sommes pas un bailleur de fonds. Les Anglais, par exemple, font des appels d’offres et délèguent l’exécution des projets sur le terrain à des ONG ou à des entreprises. Nous le faisons également mais sur des aspects sur lesquels nous ne sommes pas qualifiés.
Enabel ne fait jamais appel aux dons et aux particuliers pour financer ses projets sur le terrain ?
Non, nous ne le faisons pas. Ce n’est pas dans notre mandat. Nous ne voulons pas entrer en concurrence avec des ONG. Par contre, ce que nous sommes en train d’envisager, c’est de faire appel à des privés qui investiraient dans des projets de développement, à des “family offices” ou des fondations qui ont une logique de philanthropie entrepreneuriale.
Certaines ONG craignent parfois que vous leur fassiez de la concurrence…
Beaucoup d’ONG craignent que la coopération finance en réalité le secteur privé, ce n’est pas le but. Nous n’allons pas arriver en jouant un rôle dans le financement d’un acteur privé mais dans une logique de partenariat.