"En région wallonne, on manque de talents pour développer une industrie de l’IA"
Benoît Macq, professeur à l’école polytechnique de l’UCLouvain et co-coordinateur du projet "Trail" est l'invité éco.
Publié le 31-10-2020 à 14h14
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Lorsque, en 1984, Benoît Macq décroche son diplôme d’ingénieur civil en électronique, il se promet de ne pas suivre les traces académiques de son père, Pierre Macq (brillant physicien qui, au milieu des années 1980, deviendra le premier recteur laïc de l’Université catholique de Louvain). "J’ai quitté l’université pour aller chez Tractionnel (ex-Tractebel). Je n’y suis pas resté longtemps. Paul Delogne, professeur à l’UCL, est venu me chercher". Direction Milan. Le jeune Benoît et le professeur Delogne y rencontrent Leonardo Chiariglione, le père des standards de compression d’images (JPEG, MPEG…) et, à ce titre, pionnier de la numérisation des réseaux.
Suite à cette rencontre, Benoît Macq entamera un parcours académique digne de celui de son père. Docteur en sciences appliquées, chercheur qualifié du FNRS, professeur à l’école polytechnique de l’UCLouvain et même, durant cinq ans, prorecteur. Il est surtout devenu, au fil de son parcours, le "Docteur House" belge des pixels.
Professeur, chercheur et un peu entrepreneur. À la tête de son laboratoire, le PiLab, Benoît Macq a initié une petite dizaine de spin-off. Plus récemment, il a mis le cap sur Montréal, une année sabbatique. "J’ai ressenti le besoin d’aller me frotter à l’intelligence artificielle, qui est en train de bousculer tout ce qui se fait en traitement de l’image. Je suis parti durant un an au Mila (Montreal Institute for Learning Algorithms), le temple de l’intelligence artificielle au Canada". De retour en Belgique, il y a un an, Benoît Macq évoque, avec quelques amis, l’idée de créer un institut dédié à l’IA. Un an plus tard, le Trusted AI Labs ("Trail") est sur pied.
Vous avez annoncé récemment, avec votre confrère Thierry Dutoit de l’UMons, la mise sur les rails de "Trail" ("Trusted IA Labs"). Il s’agit d’un institut dédié à l’intelligence artificielle (IA), où on retrouve les cinq universités francophones (UCLouvain, UMons, ULB, ULiège et UNamur) et quatre centres de recherche spécialisés dans les nouvelles technologies (Sirris, Multitel, Cetic et Cenaero). Ce "Trail" était-il la pièce manquante dans la stratégie wallonne et bruxelloise en faveur de l’IA ?
Oui. On nous a souvent dit qu’il fallait absolument créer un "Imec wallon" (l’Imec, créé dès 1984 en Flandre, est un institut de recherche interuniversitaire en microélectronique et nanotechnologies regroupant plus de 3 500 personnes, NdlR). Avec le Trail, on a réussi, en peu de temps, à créer une communauté de personnes qui ont envie de travailler ensemble dans différents domaines de l’intelligence artificielle. Il se fait que les cinq universités sont actives dans des domaines assez complémentaires.
Qui retrouve-t-on dans cette "communauté Trail" ?
En faisant l’inventaire des chercheurs qui touchent à l’IA en Fédération Wallonie-Bruxelles, on est arrivés à près de 600 personnes. Les 600 Franchimontois ! On a aussi impliqué d’autres partenaires, comme le Réseau IA (groupement de start-up et de PME), Agoria, de grandes entreprises (GSK, Alstom, AW Europe…). L’objectif est de former un écosystème fructueux autour de l’IA.
Qu’avez-vous déjà mis sur pied, concrètement ?
La première chose que Trail a fait, c’est d’identifier les points forts de chaque partenaire dans le domaine de l’IA. Il y en a quatre : l’interaction entre les humains et l’intelligence artificielle (comment, par exemple, un humain peut devenir plus performant avec l’intervention d’une intelligence artificielle) ; la confiance dans l’IA (avec la question de la protection de la vie privée) ; les modèles de l’IA et les "jumeaux numériques" (avec lesquels l’IA peut interagir) ; enfin, l’optimisation de l’IA, notamment quand elle est intégrée dans des appareils portables.
Quelles sont les applications possibles dans ces quatre domaines ?
Là aussi, nous en avons retenu quatre. Ce sont les quatre "M" : médecine, médias, manufacturing et mobilité. En médecine, on a, en Wallonie et à Bruxelles, un tissu très riche d’institutions et d’entreprises (pharma, biotech, medtech). Elles sont très demandeuses d’innovations en matière d’intelligence artificielle. Aujourd’hui, on est capable, grâce à l’apprentissage par renforcement (l’une des branches de l’IA, NdlR), d’explorer des nouveaux domaines comme la génomique, la protéomique, les liens entre le cerveau et le microbiote… On est en train de créer de nouvelles méthodes pour traiter les patients, faire de meilleurs diagnostics et pronostics. Il est important, pour la Wallonie et Bruxelles, d’être sur la ligne de front de cette nouvelle médecine.

Il est aussi question d’une "Trail Factory".
La vocation de cette "Factory" est de devenir une sorte de super "AppStore" alimentée par tous les savoir-faire wallons et bruxellois en matière d’IA. Il s’agira d’y développer des "briques logicielles" très faciles à déployer dans l’industrie ou ailleurs. Cette Trail Factory sera le lieu où la recherche universitaire et les entreprises peuvent s’enrichir l’une l’autre.
L’objectif de Trail sera-t-il de créer des spin-offs et des start-up spécialisées en IA ?
L’objectif, il est de rendre notre écosystème très fructueux. On vise la création de spin-off et de start-up, mais sans que ce soit une obsession. On veut surtout que les bonnes boîtes wallonnes actives en IA soient boostées. La Wallonie manque de grands champions. Il faut donc concentrer la recherche et les moyens sur les boîtes qui peuvent grandir. Je prends parfois l’exemple de Linux (systèmes d’exploitation "open source"), qui est le résultat de travaux de deux gars. Si on réussissait à créer, grâce à la Trail Factory, le Linux de l’IA, c’est-à-dire une sorte de "couteau suisse" permettant de résoudre des problèmes dans les quatre domaines que l’on a identifiés, ce serait pas mal du tout. (sourire)
Lors de l’annonce de Trail, on a directement pointé du doigt la faiblesse des moyens financiers, publics en particulier, consacrés à l’IA.
Ce que je retiens, avant tout, c’est l’enthousiasme d’Elio Di Rupo, de Willy Borsus et de l’administration wallonne quand on leur a fait part du projet. Actuellement, nous sommes en train de soumettre un gros projet à la Région, qui devrait permette de lancer la "Trail Factory" dans les quatre domaines dont je parlais à l’instant (il est question d’une enveloppe de 32 millions d’euros, NdlR). L’idée générale de ce projet est de pouvoir financer 60 experts, issus des universités et des centres de recherche agréés, sur une durée de six ans. Cela n’a peut-être l’air de rien, mais ce serait un effort très important de la Région wallonne. Il nous permettrait de renforcer nos quatre pôles de compétences en IA pour avoir des personnes au top niveau dans ces quatre domaines.
Plus que d’argent, la Wallonie et Bruxelles ne manquent-elles pas, avant tout, de talents formés à l’IA ?
On évalue entre 200 et 250 le nombre d’étudiants qui, chaque année, sortent de nos universités en ayant réalisé un travail de fin d’études relatif à l’IA. C’est insuffisant. L’industrie en demande beaucoup plus. Ce n’est pas le rôle premier de Trail d’augmenter ce nombre, mais il peut y contribuer. Les chercheurs en IA sont amenés à donner des séances d’exercices et à avoir des contacts avec les étudiants. Ça peut créer des vocations. Mais il est évident que le développement d’une industrie de l’IA en région wallonne ne dépend pas seulement d’investissements financiers. C’est avant tout une question de talents. Et là, on en manque.
On reproche souvent au milieu universitaire de snober le monde de l’entreprise, comme s’il y avait les enseignants et les chercheurs d’un côté, et les entrepreneurs de l’autre. Depuis que vous êtes devenu professeur, en 1991, les choses ont-elles évolué ?
Fort heureusement, il y a eu des progrès, mais ils sont trop lents et encore insuffisants. Dans les universités américaines, par exemple, les "alumni" jouent un rôle souvent très important, ce qui permet d’avoir des écosystèmes très forts entre les professeurs, les chercheurs et les entrepreneurs. Peut-être, en Europe, les professeurs d’université veulent-ils prendre une trop grande place dans la création d’entreprises…
Ce n’est pas leur rôle ?
Le rôle des professeurs d’université, qui sont des personnes bien payées par les pouvoirs publics, n’est pas d’entreprendre. Leur rôle, il est de promouvoir l’entrepreneuriat pour avoir un maximum de jeunes qui veulent créer leur boîte. Les profs sont là pour les encourager, créer les conditions et les opportunités pour entreprendre, leur enseigner les outils utiles pour le faire. Mais ça doit s’arrêter là, d’après moi. Les universités et les professeurs me paraissent encore trop arc-boutés sur la propriété intellectuelle, pensant que c’est à eux de la valoriser et de garder le contrôle sur les spin-off ou les start-up qui en sortent. Si un professeur souhaite entreprendre, l’université ne doit évidemment pas l’empêcher de franchir le pas, mais on ne peut pas jouer sur les deux tableaux. On aurait aussi besoin de structures moins rigides, plus fluides, entre les universités, les offices de transfert de technologies et de propriétés intellectuelles, la mise à disposition de capitaux.
Vous les trouvez comment les "étudiants-entrepreneurs" de 2020 ?
Ils sont plus entreprenants qu’auparavant. Les étudiants d’aujourd’hui sont plus mobiles au niveau international. Ils fonctionnent davantage au sein de réseaux et ils n’ont pas peur d’aller frapper aux portes. J’apprécie beaucoup la nouvelle génération d’entrepreneurs sortis des universités. Pour prendre le cas de l’UCLouvain que je connais le mieux, des entrepreneurs comme Benoît Deper (Aerospacela), Gaël Rouvroy (IntoPix), Thibault Helleputte (DNAlytics), Geoffroy Gosset (e-peas), etc., font du très beau boulot. J’espère qu’ils pourront, comme "alumni", jouer un rôle stimulant auprès des plus jeunes. Une fois encore, il faut qu’on fonctionne davantage dans une logique d’écosystème.