Lionel Desclée, ex-CEO de Walmart Japon : "Walmart est un concurrent crédible d’Amazon"
Lionel Desclée, ex-CEO de Walmart Japon et nouveau administrateur indépendant chez bpost, apporte son analyse sur le secteur de la distribution, en particulier au Japon. Il est l'invité éco.
- Publié le 19-06-2021 à 14h06
Travailler comme dirigeant pour le géant américain de la distribution Walmart au Japon. Cette expérience assez exceptionnelle a été vécue par Lionel Desclée, un Belge de 41 ans au parcours professionnel tourné vers l’international. Après des masters en économie à l’UCL et en finance à la Vlerick School, et quelques années comme banquier chez ING, Lionel Desclée est embauché par le groupe Delhaize. En 12 ans, il a travaillé dans quatre pays (Belgique, Roumanie, Grèce, États-Unis), “dans des conditions chaque fois très différentes”. Quand le groupe belge décide de vendre Tom&Co, la chaîne spécialisée dans les animaux domestiques, il fait offre avec notamment Thierry le Grelle, l’actuel CEO. Il prend les rênes de l’entreprise avant de se retirer de l’opérationnel pour rester administrateur et actionnaire. En 2018, Walmart lui propose de devenir CEO de Seiyu, sa filiale au pays du soleil levant. “Je connaissais Walmart car dans le milieu de la distribution il y a toujours des passages de collaborateurs d’une société à l’autre. Le retail est un petit monde”, raconte-t-il. Sa mission étant terminée au Japon, il rentrera le 1er juillet en Belgique avec sa femme et ses trois enfants. Il en a donc terminé avec Walmart qui lui avait pourtant proposé de poursuivre sa carrière aux États-Unis. Mais il a choisi de revenir en Europe pour des “raisons familiales”. Il se donne l’été pour trouver un nouveau job. Celui qui vient également d’être nommé administrateur indépendant chez bpost ne cache pas ses ambitions.
Début 2019, vous quittez la direction de Tom&Co pour prendre le lead de la filiale japonaise du géant de la distribution Walmart abritant les enseignes Seiyu, Sunny, Livin…. Il y a six mois, vous lui trouvez un nouvel acquéreur. Était-ce le mandat qui vous avait été assigné ?
Seiyu, qui est un acteur agressif, avait de plus en plus de mal à se positionner sur les prix et avait un problème de perception sur la fraîcheur de ses produits. Au moment où je suis arrivé chez Walmart Japon – 330 magasins de 400 à 10 000 m² dont la moitié à Tokyo, le reste réparti du nord au sud du pays, 35 000 employés, 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires –, la situation était assez particulière. J’étais le 4e CEO en cinq ans et les performances étaient en dessous de celles des concurrents directs. Mon mandat consistait à mettre en place un plan qui positionne Seiyu favorablement sur le long terme. Mais compte tenu des spécificités du marché japonais, on a rapidement décidé qu’un élargissement de l’actionnariat à des partenaires locaux, aux côtés de Walmart, faisait sens. Une approche que Walmart pratique depuis 2008 dans beaucoup de marchés.
On a pensé à une entrée en Bourse. L’annonce de cette aspiration a été reçue positivement par les collaborateurs et a été un élément déclencheur pour une transformation enthousiasmante et rapide.
En deux ans seulement…
Disons un peu plus de deux ans. Nous avons sensiblement accru la satisfaction des clients, les parts de marchés, l’engagement des collaborateurs, et la rentabilité s’est améliorée de 40 %. Cela a conduit de nouveaux actionnaires locaux – le géant japonais de l’e-commerce Rakuten avec qui nous avions une joint venture sur l’e-commerce alimentaire ainsi que le fonds de private equity KKR – à prendre une participation majoritaire, avec l’ambition de faire de Seiyu le leader du retail omnicanal au Japon. Rakuten est entré dans Seiyu et Walmart dans Rakuten. Cela forme un écosystème qui se renforce. La transformation a été un succès pour les clients, les employés et les actionnaires.
Comment décririez-vous le marché japonais du retail alimentaire ?
Il est très fragmenté et avant tout dominé par les ‘combini’, ces mini-magasins qu’on trouve partout. Au niveau des supermarchés, Aeon, le leader du marché et l’un des plus grands retailers au monde a 7-8 % de parts de marché. Le deuxième en a 4-5 %. Les retailers suivants, du 3e au 53e, ont entre 1 et 2 %. C’est le cas de Seiyu.
Quelles sont les différences et les similitudes avec les modes de consommation en Europe et en Belgique ?
Il y a trois éléments clés. Le premier est la fraîcheur qui est, au Japon, encore plus importante que partout ailleurs, lié à la cuisine japonaise. Si ce n’est pas parfaitement frais, vous êtes hors course. Deux, les gens cuisinent assez peu. Je crois qu’il y a plus de restaurants dans tout Tokyo qu’en France. Seiyu a des ateliers partout et des cuisines dans chaque magasin. Trois, l’importance du local. Le Japon est un pays assez homogène, avec seulement 2 % d’immigration, mais les différences locales sont très importantes. L’agriculture est aussi très délocalisée, ce qui oblige d’acheter localement.
Les Japonais ont pour réputation de faire leurs courses à la pièce. Les supermarchés et les hypermarchés apportent-ils une réponse adéquate ?
Oui parce qu’ils proposent aussi des portions individuelles et qu’ils sont beaucoup moins chers que les combini. Ils sont d’autant mieux vus que la part du online dans le food se développe très fort.
S’il y avait une idée du shopping à la japonaise que vous voudriez exporter en Europe, quelle serait-elle ?
Il y a l’aspect “convenience”, qui est très présent au Japon, comme aux États-Unis d’ailleurs : des magasins partout, des horaires d’ouverture illimités (24 heures sur 24, 365 jours par an). Et il y a la fraîcheur des produits, d’un niveau supérieur à celle en Europe. Le niveau de service et l’attention portée au client sont aussi inégalés. Cela fait partie de la culture au Japon.
Comment le Japon y arrive-t-il ?
C’est vrai que le pays n’est autosuffisant que sur un nombre limité de produits : entre 10 et 20, pour la plupart des légumes, des poissons. La barre en termes de fraîcheur est très très haute. Le reste – dont la viande – est largement importé.
Comment Walmart se différencie-t-il des autres retailers ?
Walmart est un mastodonte à l’extérieur mais un acteur agile, rapide, entrepreneurial à l’intérieur. Le groupe est toujours contrôlé par des actionnaires familiaux qui ont une vision à long terme, qui savent faire des choix courageux. Il a énormément investi dans l’e-commerce par acquisition et en y orientant l’essentiel de ses investissements. Il a réussi sa transition vers l’omnicanal. Et est un concurrent crédible d’Amazon. Il a racheté Jet.com et toutes ses équipes aux États-Unis en 2016. Son CEO est devenu le patron de l’e-commerce de Walmart et a vraiment accéléré la transformation. En Inde, il a repris Flipcart, le leader de l’e-commerce.
L’alimentation, qui représente la majorité de l’offre de Walmart, est pourtant plus compliquée à écouler en ligne. Et à distribuer…
Mais elle permet d’avoir une interaction très régulière et répétitive avec le client. Elle joue donc un rôle clé dans l’e-commerce. Raison pour laquelle Amazon se lance aussi dans le food avec Amazon Fresh. Au Japon, la joint-venture que Walmart a développée avec Rakuten est uniquement dans le food.
Walmart n’avait pas une très bonne réputation au niveau social. Son image a-t-elle changé ?
Je ne peux parler que de ce qui j’ai vécu. Avec deux millions d’employés, plus de 4 000 magasins et un chiffre d’affaires tournant autour des 550 milliards de dollars, équivalent au produit intérieur brut de la 20e économie mondiale, Walmart joue un rôle très important dans l’économie américaine. Signe de cette importance, les indices des prix mensuels permettant de calculer l’inflation viennent en grande partie de Walmart.
Le groupe a même le pouvoir de changer les choses. Quand il décide d’augmenter le salaire minimum, cela a un impact sur tout le reste de l’économie américaine. Il a une culture d’entreprise très forte, inculquée par son fondateur, Sam Walton. Celle-ci met le collaborateur au centre. Un exemple : chaque année, Walmart rassemble plus de 10 000 collaborateurs du monde entier dans son siège de l’Arkansas pour passer une semaine de célébration culturelle. Je devais moi-même sélectionner 100 employés de Seiyu, qui la plupart n’avaient jamais voyagé en dehors du Japon, parfois même en dehors de leur préfecture. C’est une façon assez unique de faire vivre la culture d’entreprise.
“Toutes les tendances qu’on observe chez les êtres humains sont les mêmes pour les animaux”
Vous êtes depuis peu un des nouveaux administrateurs indépendants de bpost et, de par votre expérience au Japon, connaisseur en e-commerce. À ce titre, jugez-vous que bpost a un rôle à jouer dans la distribution de colis ?
Je dois encore comprendre le marché belge, mais je constate que les plus grands acteurs de l’e-commerce ne sont pas belges et sont basés à l’étranger, près des centres logistiques. Bol.com ou Coolblue œuvrent des Pays-Bas car il y a une flexibilité de travail beaucoup plus importante.
De façon générale comment voyez-vous évoluer l’e-commerce ?
Cela ne va faire que s’accélérer. Je ne crois pas que le Covid a créé de nouvelles tendances. Elles étaient déjà là avant la pandémie. Dans le retail, je crois très fort au modèle omnicanal. Si ce n’est déjà fait, les purs players dans l’e-commerce vont ouvrir des magasins. Un Amazon ou un Google aussi. Car les consommateurs ont besoin de voir le produit, d’être en contact avec une enseigne.
Autre tendance actuelle qui vous est proche, via Tom&Co : le succès du commerce pour les animaux domestiques. Comment l’expliquez-vous ?
Pendant la pandémie, on a eu plus de temps pour s’occuper de ses animaux. Beaucoup de gens ont décidé d’adopter un animal. Dans ce secteur, l’humanisation est une tendance très importante. On a tendance à de plus en plus considérer son animal comme un membre de la famille et donc lui à apporter tout ce qu’on souhaite à tous membres de la famille. Il y a une vraie ‘premiumsisation’ dans ce marché. C’est un petite anecdote, mais au Japon, où le taux de natalité descend à des niveaux très faibles, de plus en plus de gens achètent un animal qu’ils considèrent comme leur enfant. Quand vous voyez une poussette dans la rue, vous ne savez pas si c’est un enfant ou un chien. C’est à la fois amusant, interpellant et inquiétant. Dans le retail pour animaux domestiques, le digital va continuer à se développer mais aussi l’aspect hyperlocal : patrons locaux, produits locaux, contacts locaux. Il faut des liens entre le client et son enseigne. Tom&Co étant une chaîne de franchise, cela aide. Car les franchisés ont cette capacité de créer des liens avec les clients qui sont quasiment leurs voisins, d’imaginer des activités : comment adopter un animal, comment bien le nourrir…
C’est donc un lieu de vie…
Tout à fait. Si c’est seulement pour le produit, autant aller sur Internet où vous aurez plus de choix et vous ne payerez pas plus cher. Le magasin est un lieu où vous allez chercher du contact, du conseil, du divertissement. On achète avec la tête et avec le cœur.
En matière de nourriture pour animaux, les magasins bio prennent-ils des parts de marché ?
Je ne peux pas répondre précisément à cette question. Tom&Co est dans un marché qui grandit, intéresse tout le monde et s’humanise. Donc, toutes les tendances qu’on observe chez les êtres humains sont les mêmes pour les animaux.
“Au Japon, la collectivité l’emporte sur tout”
Des deux ans et demi que Lionel Desclée a passés au Japon en retient “une expérience très enrichissante”. Professionnelle autant que personnelle. “Le Japon est une île qui doit énormément importer, explique-t-il. Moins de 1 % de l’économie est de l’industrie primaire, dont l’agriculture. Le taux de chômage est très bas, de l’ordre de 3 %. Elle reste la troisième économie mondiale, mais qui est rattrapée par d’autres pays vu sa très basse natalité.” Une économie qui est innovante, selon lui, mais qui dénote en Asie. “Elle est innovante sur la partie industrielle. Le fait qu’elle va perdre 25 % de sa population dans les 20 prochaines années entraîne une automatisation très importante. Mais sur d’autres aspects le pays est en retard. Il est, par exemple, encore très orienté cash alors que dans d’autres pays asiatiques, tout le monde paie avec son smartphone. Il y a un ensemble de valeurs très présentes. La collectivité l’emporte sur tout. Au Japon, quand on a un rhume, on porte un masque, même avant la pandémie, afin de protéger les autres. On emporte ses déchets avec soi. On nettoie devant chez soi. Il y a aussi un sens de l’harmonie. On ne dit pas non. Il y a peu de place pour l’improvisation. Quand on veut changer les règles, cela prend du temps.” Les Jeux Olympiques, Lionel Desclée en a vu toute la préparation, mais n’y assistera pas, quittant ce pays dès la fin de l’année scolaire de ses enfants. “Au Japon parler des J.O. et du Covid est très fort lié, détaille-t-il. Les Japonais sont parfaitement prêts. Ces J.O. seront probablement parmi les mieux organisés. J’ai participé à une répétition générale, c’était vraiment impeccable. Il y a néanmoins une forte réticence de l’opinion japonaise parce que le taux de vaccination est encore très faible. Tout comme le taux de contamination d’ailleurs. Accueillir des athlètes du monde entier fait donc très peur aux Japonais.”