"Les entrepreneurs sociaux ne sont pas de doux rêveurs !"

Sybille Mertens, professeure d'économie sociale à HEC-Liège, défend les entreprises qui optent pour des modèles d'affaire alternatifs en matière de transition.

Pierre-François Lovens
La coopérative Les Petits Producteurs, créée à Liège en 2017 avec des citoyens, a ouvert quatre magasins en quatre ans et compte 20 employés.
La coopérative Les Petits Producteurs, créée à Liège en 2017 avec des citoyens, a ouvert quatre magasins en quatre ans et compte 20 employés. ©Les Petits Producteurs

De plus en plus d’entrepreneurs, souvent jeunes, lancent des produits ou des services avec l’ambition d’avoir un impact sociétal et/ou environnemental positif, sans pour autant faire fi de modèles d’affaires qui tiennent la route. Cette tendance s’observe notamment dans le monde des start-up. On entend de plus en plus parler de "start-up à impact", d’"entrepreneurs de la transition", de "Tech for Good". Une même tendance se fait jour du côté des investisseurs.

La semaine dernière, le fonds d’investissement liégeois Leansquare (groupe Noshaq) annonçait vouloir se spécialiser dans quatre domaines, dont celui de la transition, avec l’objectif d’accompagner et de financer "une nouvelle génération d’entrepreneurs [qui] s’accapare les enjeux de la transition, de l’urgence climatique, de la résilience, de l’économie circulaire…" Des entrepreneurs, rapportions-nous en écho aux propos des responsables de Leansquare, qui se démarqueraient des coopératives, des entreprises sociales ou des initiatives citoyennes, avec l’ambition de bâtir des business rigoureux, ambitieux et pérennes.

Ces mots ont fortement déplu à Sybille Mertens, professeure d’économie sociale à HEC-Liège (ULiège). "Formuler un tel propos, c’est insulter l’intelligence et le courage des pionniers de l’économie sociale qui incarnent et inspirent la transition. C’est ignorer que ces business models sont rigoureux et pérennes !" réagissait-elle sur Facebook, renvoyant les internautes au cours "Entreprises sociales et business models durables" qu’elle enseigne à l’Université de Liège.

"Entreprendre autrement"

Contactée par La Libre, Sybille Mertens a pris le temps de justifier son coup de gueule. "On dépense beaucoup d’énergie à lutter contre les stéréotypes et à expliquer que les entreprises de l’économie sociale sont de véritables entreprises, entame celle qui travaille sur l’économie sociale depuis plus de vingt ans. Ce sont des modèles économiques souvent complexes à gérer et les entrepreneurs sociaux n’ont pas toujours la vie facile. Ce n’est pas évident, face à des paradigmes dominants, d’affirmer qu’il est possible d’entreprendre autrement. Mais assimiler, comme certains le font encore, les entreprises sociales à des modèles qui ne seraient pas rigoureux et pérennes, ce n’est pas acceptable car infondé."

Sybille Mertens, professeure d'économie sociale à HEC-Liège.
Sybille Mertens, professeure d'économie sociale à HEC-Liège. ©Barbara Brixhe

La professeure à HEC note qu’il y a encore une grande méconnaissance de ce qui se passe dans le secteur de l’économie sociale (coopératives, associations, etc.). "Les entrepreneurs sociaux n’ont rien de doux rêveurs ! Les modèles d’affaires peuvent être différents, mais les questions sont souvent les mêmes. On parle aussi de ‘business model canevas’ ou de traction client, sauf que ces termes sont adaptés à des priorités spécifiques à l’économie sociale. La traction client, par exemple, se mesure en intégrant la légitimité du produit ou du service auprès des citoyens, l’impact sur l’environnement, etc., et pas uniquement en fonction du rendement proposé aux actionnaires".

Des promesses de rendement excessives

Interrogée sur ce qui différencie une coopérative sociale et une start-up à impact, Sybille Mertens parle d’un "continuum de modèles" où chacun va modifier des paramètres de son modèle en s’écartant, de manière plus ou moins importante, des paramètres économiques et financiers classiques. "Je vois tout de même une petite rupture entre les deux, dit-elle. Les acteurs de l’économie sociale ne croient pas qu’aller vers des modèles économiques plus durables et plus vertueux pour la société débouche sur un ‘win-win’ pour toutes les parties prenantes. Ces modèles se traduisent, à court terme en tout cas, par une diminution du rendement pour l’actionnaire. Du côté des fonds d’investissement de transition ou à impact, comme souhaite le devenir Leansquare, on fait le pari qu’il est possible d’atteindre les deux objectifs simultanément."

Mme Mertens salue le fait de voir un acteur comme Leansquare "se mettre dans des chaussures utilisées, depuis de nombreuses années, par les pionniers de l’économie sociale". Et l’experte de conclure sur un message plus politique : "Nous sommes allés trop loin dans les rendements attendus. Il n’y a pas de miracle, des rendements élevés se font sur le dos des travailleurs, des fournisseurs, de l’environnement… Je ne nie pas le rôle important de moteur que joue l’économie de marché, mais on doit aussi soutenir et donner une place à une économie plus raisonnable, dans laquelle on met des balises aux rendements proposés."

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