Michel Moortgat (CEO du groupe Duvel Moortgat) : "Dans 5 ans, nous pourrions brasser nos bières belges en Chine"
Michel Moortgat, CEO du groupe Duvel Moortgat, est l'invité Éco.
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Publié le 04-09-2021 à 14h29 - Mis à jour le 04-09-2021 à 15h30
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Duvel Moortgat célèbre le 150e anniversaire de la naissance de la brasserie, fondée en 1871 à Breendonk par Jan-Leonard Moortgat. La brasserie est toujours installée dans cette commune de l’entité de Puurs. La façade le clame avec fierté : “Ssst… Hier rup den Duvel.” Michel Moortgat, CEO du groupe, a lui aussi fêté un autre anniversaire mercredi, son arrivée dans la brasserie le 1er septembre 1991.
"J'avais terminé mes études et j'ai demandé à mon père, 'tiens, qu'est-ce que je fais, je cherche du boulot' ? Il m'a répondu que j'allais rentrer dans l'entreprise familiale. J'ai été reçu le premier jour par un cousin sous-germain qui m'a dit : 'ici on travaille de 8 à midi et de 13 à 17 heures et si tu travailles plus, tant mieux, mais cela ne va rien changer à ton salaire'".
La vie de Michel Moortgat va rapidement être chamboulée. "Mon père est malheureusement décédé en mars 1992 et mon oncle en mars 1993. Mon cousin a quitté la brasserie fin 93. Cela explique pourquoi j'ai été propulsé plus rapidement dans l'entreprise que ce à quoi j'aurais normalement dû m'attendre."
Michel Moortgat représente la 4e génération. "Peu d'entreprises familiales arrivent à la 4e génération car c'est souvent à la 3e génération que cela se passe mal. Le fait que nous en soyons à la 4e génération est déjà en soi un petit miracle". Les choses, en tout cas, se passent plutôt bien. "Nous nous entendons bien mes frères et moi, et en particulier sur les questions fondamentales." Ensuite ? "Nous laissons à nos enfants l'entière liberté de décider pour leur avenir". Les Moortgat contrôlent 100 % du capital depuis le retrait de la Bourse en 2013.
L’année 2020 a-t-elle été la plus difficile de cette longue histoire ?
Quand on a 150 ans, on a traversé d’autres périodes difficiles et j’imagine que les deux guerres mondiales ont dû l’être. Ce qui est sûr, c’est que l’année 2020 a été différente de ce que nous avions anticipé. Cela fait 30 ans que je suis dans la brasserie et j’avais toujours connu une activité en croissance, année après année. Nous avons toutefois bien absorbé le choc en 2020 avec une baisse du chiffre d’affaires comprise entre 13 et 14 %. C’est même un bon résultat dans la mesure où les cafés et les restaurants ont été fermés pendant plus de six mois dans les pays où nous opérons (en Europe ou aux Etats-Unis) alors que l’Horeca est un secteur important pour nos ventes. Le seul pays où nous avons progressé en 2020 est la Chine, où nous sommes d’ailleurs en croissance depuis 15 ans. L’explication est simple : c’est le pays qui a le plus rapidement réagi avec des mesures très fermes et qui a ensuite le plus rapidement assoupli ces mesures. La croissance y a été de 20 %.
C’est la Duvel qui vous a permis de limiter les dégâts ?
C’est un peu le paradoxe de Duvel : c’est notre marque la plus connue à l’international (où la Cherry Chouffe et la Vedett ont très bien progressé) et pourtant 60 % de ces ventes sont réalisées en Belgique. La Duvel représente aussi la moitié du total de nos ventes sur le marché belge. Sur l’année 2020, la croissance a été de 1,5 % dans un marché en forte régression grâce notamment à l’introduction de la Duvel Tripel en 2020, qui a permis à la marque de retrouver une phase de progression. Les deux Duvel Tripel et l’arrivée de la 666 au début de cette année sont aujourd’hui les deux moteurs de croissance de la Duvel. Elles nous permettent de toucher un nouveau public sans cannibaliser la Duvel classique.

Quel est le fil rouge de ces 150 ans ?
C’est la qualité de la bière. Cela a toujours été le cas depuis 150 ans et depuis une centaine d’années pour la Duvel. Nous travaillons avec les meilleures matières premières, ce qui est essentiel puisque la bière est avant tout un produit naturel. Nous travaillons aussi avec la meilleure technologie et investissons pas mal dans la recherche et le développement. Cela nous permet d’avoir une bière de qualité et surtout de qualité constante. La tendance depuis une trentaine d’années est de boire moins mais mieux. La Duvel correspond tout à fait à cette tendance.
La Duvel, justement, a de la concurrence dans son segment avec la Hapkin d’Alken-Maes ou plus récemment la Victoria d’AB InBev.
Nous avons aussi été les premiers à proposer une bière blonde forte de haute fermentation refermentée en bouteille dans un verre spécifique. Beaucoup ont suivi mais nous avons l’avantage d’être pionniers. Pour revenir à votre question, l’avantage de la concurrence est de dynamiser tout le segment. Le désavantage est d’avoir un groupe très puissant en face de soi.
Quelle est votre réponse aux promos spectaculaires d’AB InBev sur la Victoria, à coups de bouteilles ou de clips gratuits ?
Nous ne voulons pas proposer de ristourne monétaire sur la Duvel. Nous préférons donner un verre gratuit plutôt que de proposer comme d’autres du 4+2 car, selon moi, on ne fait pas honneur à la bière en la banalisant de cette manière. Nous achetons près d’un million de nouveaux verres chaque année, que ce soit pour remplacer les verres brisés dans l’Horeca, pour les consommateurs collectionneurs ou non, mais aussi pour accompagner notre développement à l’international.
Vous proposez toutefois des promos avec des bouteilles gratuites sur d’autres bières de votre portefeuille, comme la Chouffe ou la Maredsous.
Nous n’aimons pas le faire mais le marché nous dicte parfois de faire certaines choses. Nous essayons de l’éviter autant que possible, mais c’est vrai que ce type de promo marche auprès du consommateur. Jusqu’où aller ? Cela devient une drogue parce que si vous ne le faites plus, votre chiffre de vente en souffre.
Duvel, c’est une longue tradition de verres spéciaux. Pourquoi ?
Nous avons été à la fin des années 60 l’une des premières brasseries à proposer un verre spécifique de dégustation, le verre ballon ou tulipe. Nous avons voulu depuis lors faire évoluer ce verre en demandant à des artistes ou à des designers de décorer nos verres car nous avons toujours été la brasserie des amateurs d’art en général.
L’un des segments en forte croissance, ce sont les bières sans alcool. Une duvel à 0,0 %, c’est pour bientôt ?
La Duvel 666 est en soi un premier pas dans la diminution du taux d’alcool, mais je vous accorde que l’on est loin du 0,0 %. Une Duvel 0,0 % n’est pas à l’ordre du jour. A la question de savoir s’il est important pour un brasseur d’avoir une offre sans alcool dans sa gamme, la réponse est affirmative. Nous travaillons d’ailleurs sur le développement d’une Chouffe sans alcool. Ce sera une nouvelle bière dans la gamme Chouffe qui devrait voir le jour dans le courant de 2022. Cela peut paraître lointain mais nous prenons volontairement notre temps pour proposer un produit parfait. J’ajouterai que nous avons déjà dans notre portefeuille une Liefmans 0,0 % et deux bières à 0,5 % brassées aux Pays-Bas.
Vous êtes une brasserie familiale : est-ce une force ou une faiblesse ?
C’est une double force. La première, c’est la vision à long terme des actionnaires. Nous existons depuis 150 ans et nous espérons bien entendu encore être présents dans 150 ans. Grâce à cette vision à long terme, les résultats ne doivent pas être obtenus dans l’immédiat. Nous avons eu l’idée en 2006 d’aller prospecter la Chine pour voir s’il n’y avait pas de potentiel. Entre-temps, nous y faisons 40 millions d’euros de chiffres d’affaires. La Chine est devenue l'un de nos moteurs de croissance. C’est ensuite l’attachement des actionnaires à la société.

Pas de faiblesses ?
Le piège, c’est l’aspect émotionnel des relations entre les actionnaires. Beaucoup d’entreprises familiales ont disparu à cause de soucis familiaux. Nous essayons pour notre part de les éviter. C’est pour cela que nous avons mis en place des règles pour la prochaine génération. Le message est double. D’une part, il n’y a pas de place pour tout le monde, et d’autre part, la personne qui veut nous rejoindre doit avoir l’ambition et les capacités d’atteindre le niveau de la direction.
Le passé a par contre été plus mouvementé…
Nous avons eu notre lot de discussions et de tensions, mais nous avons réussi à les résoudre en faisant une opération qui a satisfait tout le monde. Certains actionnaires voulaient sortir du capital de la brasserie et même vendre à un groupe étranger, Heineken. Mes deux frères et moi-même nous nous sommes endettés voilà 25 ans pour racheter leurs titres en payant le même prix que ce groupe était prêt à mettre sur la table, et nous sommes passés d’actionnaires minoritaires à actionnaires majoritaires. La chance que l’on a eue c’est que nous étions jeunes et enthousiastes et que nous n’avions pas peur de nous endetter pour les 40 prochaines années. Nous avons réussi à rembourser plus vite que prévu.
Depuis lors, le groupe a fortement évolué au-delà de votre marque iconique. Pourquoi ?
Duvel est une bière exceptionnelle et une marque exceptionnelle, mais nous en étions trop dépendants. Que se passerait-il si la Duvel avait moins de succès ? C’est pourquoi nous avons développé de nouvelles marques, soit en interne, soit par des acquisitions. Nous avons relancé Vedett d’un côté et fait l’acquisition de la Chouffe, de De Koninck, de Liefmans en Belgique, et nous avons mis en place des bureaux de distribution et de vente dans plusieurs pays où la consommation de la bière n’était pas en croissance. Ce sont des pays où les consommateurs boivent moins mais mieux et peuvent apprécier nos bières de spécialité. Nous avons aussi acheté une brasserie aux Pays-Bas et trois autres aux Etats-Unis, où nous réalisons 40 % de notre chiffre d’affaires contre 30 % en Belgique. L’internationalisation et le développement de notre portefeuille nous ont permis de passer de 30 millions d’euros de chiffre d’affaires dans les années 90 à 500 millions aujourd’hui.
L’international, c’est l’avenir ?
L’avenir sera certainement de plus en plus international. L’Asie va continuer à être un de nos moteurs de croissance, de même que les États-Unis et l’Europe. La croissance sera interne et externe. Nous devrons en tout cas devenir de plus en plus locaux dans les marchés sur lesquels nous voulons nous développer, que ce soit en produisant des bières locales ou en produisant des bières belges sur place. Nous venons ainsi de créer une petite microbrasserie en Chine car nous croyons que le marché des bières spéciales chinoises va se développer, tout en continuant à exporter nos bières belges. Il n’est pas impossible que dans 5 ans, on brasse et embouteille une partie de nos bières belges en Chine car cela aurait plus de sens sur plan écologique.