Jean-Pierre Martin, directeur général d’Emirates Belgique : Taxer le secteur aérien ? "Soit nous allons devoir réduire nos marges, soit répercuter ce montant à nos clients"
Jean-Pierre Martin, directeur général d’Emirates pour la Belgique et le Luxembourg, est l’invité Éco.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/09b4ad29-52f6-43e4-84dd-592d6abd6386.png)
Publié le 11-09-2021 à 14h31 - Mis à jour le 13-09-2021 à 14h27
/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/BF36B5KTFVCPJPRBGAWQV67GGY.jpg)
Au sol ou dans les airs, la carrière de Jean-Pierre Martin, l’actuel patron d’Emirates pour la Belgique et le Luxembourg, est liée aux transports.
Avant de rejoindre les rangs de la compagnie aérienne de Dubaï en 2014, Jean-Pierre Martin était ainsi directeur commercial chez Thalys où il avait la responsabilité des ventes et de la distribution de l’entreprise ferroviaire dans le monde entier. Il s’occupait aussi du développement des ventes “corporate” en Belgique, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas.
Ce passionné de moto et de cyclisme avait auparavant occupé diverses fonctions commerciales et opérationnelles chez British Airways au Benelux – de 1995 à 2010, avant d’accéder au poste de directeur des ventes pour la Belgique et le Luxembourg, un poste qu’il a conservé plusieurs années.
En relevant ce nouveau défi chez Emirates il y a sept ans, Jean-Pierre Martin est revenu vers un secteur qui lui tient à cœur, celui du transport aérien. M. Martin est marié et a une famille nombreuse. C’est aussi un supporter du Standard de Liège.
Où en est Emirates en Belgique, 18 mois après le début de la pandémie du Covid ?
La route Bruxelles-Dubaï est rentable depuis l’hiver dernier. Mais on sent surtout une véritable reprise du marché en Belgique depuis avril et la décision du gouvernement d’autoriser à nouveau les voyages non essentiels. L’été a été très bon, meilleur que nos attentes, et cet automne se profile extrêmement bien. On va reprendre à dix vols par semaine entre Bruxelles et Dubaï le mois prochain. L’Expo universelle de Dubaï a lieu d’octobre à fin mars : on a beaucoup de groupes et de particuliers qui ont déjà réservé depuis la Belgique. Dubaï espère attirer près de 25 millions de visiteurs rien que pour cette Expo et nous sommes en contact avec le Pavillon belge et les différentes entités du pays pour voir comment on peut travailler ensemble. Le trafic des croisières a aussi repris de plus bel à Dubaï et c’est un gros apport de voyageurs.
Sentez-vous également un retour des voyages d’affaires ?
Cela reste timide, même si on voit des frémissements de reprise. Septembre et octobre vont être cruciaux pour ce segment de passagers. Les gens ont réalisé qu’on pouvait faire certaines choses à distance. Mais tôt ou tard, on reviendra naturellement à des niveaux comparables à l’avant-crise. L’IATA, l’association internationale du transport aérien, prévoit que le trafic de passagers va presque doubler d’ici à 2036 au niveau mondial. On reste sur des prévisions extrêmement à la hausse. Mais nos classes premières et business sont assez remplies : on constate un nombre croissant de touristes qui se lâchent et se font plaisir en voyageant avec davantage de confort. Ils ne sont pas partis l’année dernière et ont donc davantage de budget pour s’offrir ces classes supérieures. On pense revenir à notre niveau d’avant Covid d’ici 2022 ou 2023. Même si on est encore à -30 % par rapport à 2019, la route Bruxelles-Dubaï va tirer son épingle du jeu en Europe. Dubaï est souvent une escale pour des destinations qui reviennent fort comme les Maldives, les Seychelles ou l’île Maurice qui lève petit à petit ses restrictions.
Vous avez été l’une des premières compagnies non européennes à reprendre les vols en Belgique, dès juillet 2020. Comment avez-vous fait alors que les voyages non-essentiels ont longtemps été interdits ?
On aurait pu recommencer plus tôt mais nous avons été retardés par la faillite du bagagiste Swissport et il nous a fallu trouver un remplaçant. C’est vrai qu’on a été rapides quand on voit que British Airways n’a, par exemple, pas encore repris en Belgique. Nos premiers vols depuis Bruxelles étaient plus symboliques qu’autre chose, avec 20 à 25 passagers par avion. Mais on a très vite rempli à nouveau nos appareils grâce aux communautés étrangères, essentiellement du sous-continent indien et des Philippines, présentes en Belgique qui sont retournées voir leurs familles, leurs amis. Cela a été un axe de soutien clair et net de la route Bruxelles-Dubaï. Ces gens pouvaient à nouveau voyager au contraire du touriste classique. Mais cela n’a pas duré, puisque ces pays ont été salement touchés par le Covid par la suite. Cela nous a tout de même permis de passer la crise, sans compter l’apport du secteur cargo qui a bondi de 40 à 45 % à Bruxelles.
Avez-vous rendu obligatoire la vaccination de votre personnel de bord ?
Non, cela doit rester un choix de chacun. Mais on a organisé et encouragé cette vaccination qui a été très rapide : 95 % de notre staff basé à Dubaï est vacciné. On a souvent parlé d’Israël comme du premier pays en matière de vaccination, mais les émirats ont suivi très rapidement, ce qui a permis de rouvrir très vite les activités à Dubaï. Même avant que l’OMS ne déclare la pandémie, nous avions mis en place des mesures sanitaires très strictes qui sont toujours de mise : notre personnel de bord est ainsi toujours obligé de porter une visière de protection. Cela a clairement redonné la confiance aux passagers.
Les compagnies européennes ont reçu des milliards d’aides de leurs États respectifs. Or, ces dernières ont souvent critiqué les apports financiers de Dubaï à Emirates...
Vous savez, le seul argent public qu’Emirates a reçu de son histoire est un prêt en 1985 pour sa création. Il a été remboursé dans les deux années qui ont suivi. Nos comptes sont très clairs et transparents : nous n’avons rien à cacher. On a fait une perte de 6 milliards de dollars l’année dernière et, même si on avait du cash-flow en suffisance, l’État émirati nous a soutenus, comme d’autres États l’ont fait pour leurs compagnies. Ce qui est vrai, c’est que Dubaï offre des conditions géniales pour les entrepreneurs. C’est un paradis fiscal, un port franc et une place financière. Cela ne nous dérange pas que les États aident les compagnies aériennes en difficulté, du moins celles qui étaient rentables avant la crise du Covid. Emirates est bien placée pour être du côté des gagnants de cette crise : en 2020, nous avons été la compagnie qui a transporté le plus de passagers internationaux au monde.
Est-ce que vous êtes favorable à la prolongation des aides pour le secteur aérien en Belgique ?
Oui, pas tant pour nous que pour le secteur du tourisme. En Belgique, on a dû licencier huit personnes sur 29 employés. Nous sommes toujours dans un gel des réengagements, mais on a remboursé tous les billets des vols annulés très rapidement. Je m’inquiète par contre pour les agences de voyages qui ont cette épée de Damoclès des vouchers à rembourser aux passagers. On parle d’un montant de 300 millions d’euros pour la Belgique. Beaucoup de ces vouchers arrivent à échéance en octobre et plusieurs agences risquent d’être en cessation de paiements. Le Fonds de garantie des voyages n’est, en outre, pas en capacité de garantir toute cette masse financière.
Que peut faire le gouvernement belge ? Il y a une obligation européenne à proposer un remboursement aux passagers dont les vols ont été annulés.
L’idée serait que le gouvernement soit le garant des agences de voyage. Il faut absolument trouver une solution durant ce mois de septembre, sans quoi les faillites vont se multiplier rapidement. Je suis assez confiant : si le politique n’a pas, dans un premier temps, évalué le risque à sa juste valeur, la prise de conscience est là maintenant.
Le Conseil supérieur des finances propose de taxer le secteur aérien en Belgique. Quel est votre sentiment ?
C’est un vieux dossier, une sorte de monstre du Loch Ness qui va et vient en fonction des crises. On pense évidemment que ce n’est pas la bonne direction à suivre, car la compétitivité des compagnies aériennes opérant en Belgique va être affectée. Donc, soit nous allons devoir réduire les marges, soit on va devoir répercuter ce montant à nos clients. En plus, les revenus de ces taxes ne sont pas traçables.
Comment faire alors pour réduire l’impact environnemental d’un secteur aérien qui va doubler son nombre de passagers dans 20 ans ?
Emirates adhère pleinement aux plans de l’IATA, l’association internationale du transport aérien. L’objectif est de garder les émissions de CO₂ actuelles jusqu’en 2050, et puis de les diminuer par après au niveau des émissions de 2005. On arrivera à relever le défi en améliorant l’opérationnel, en développant des moteurs plus efficaces. On revoit par exemple nos routes, on réalise des décollages et des atterrissages différents, moins polluants.
Payez-vous les amendes que vous recevez de la Région bruxelloise pour nuisances sonores ?
Nous sommes très surpris de recevoir encore ces amendes avec toute l’armada juridique qui est déployée derrière, comme des mises en demeure. Ces amendes sont très aléatoires, on ne comprend pas trop comment cela marche. Chez Emirates, on n’a pas l’habitude d’attaquer en justice. Donc on paie certaines de ces amendes, contrairement à ce qu’affirme le politique dans la presse. Ces montants sont intégrés dans nos pertes et profits et ne sont pas un frein à notre développement en Belgique. Cette problématique du survol de Bruxelles dure depuis plus de vingt ans. C’est un sujet “hyper touchy”, extrêmement politisé et communautaire. Il faudait une vraie volonté et un courage politique pour stabiliser les choses. On demande une vraie loi aérienne qui soit très claire et sur laquelle puissent s’aligner les compagnies aériennes. Nos pilotes font exactement ce que les contrôleurs aériens leur disent de faire, et ils reçoivent quand même des amendes. C’est comme si un policier déviait la circulation vers un sens unique et qu’au bout de ce sens unique, un autre policier mettait des PV.
Ce samedi, on commémore les attentats du 11 septembre qui ont bouleversé le secteur aérien. Comment avez-vous vécu ce moment ?
A l’époque, je travaillais pour British Airways et cela a été un choc terrible, un traumatisme gigantesque pour le secteur aérien. On a vu apparaître des mesures de sécurité qui perdurent encore actuellement. Le secteur s’est relevé difficilement de cet épisode-là, mais cette crise du Covid est sans comparaison avec ce qui s’est passé il y a vingt ans. Pour le secteur aérien, le 11 septembre est un microphénomène par rapport à la crise que nous venons de traverser. On a toujours réussi à avoir cette agilité pour nous sortir des difficultés, que ce soit les guerres du Golfe, les premières crises du Sars, le volcan islandais, la crise financière de 2008… Le secteur aérien renaît toujours de ses cendres.