Guerre des prix, pénuries, concurrence… La grande distribution face à des défis cruciaux pour 2022
Le cycle qui a vu les consommateurs multiplier les achats impulsifs s’achève La phase rationnelle où ils vont comparer les prix, les produits et les promotions va débuter. L’environnement se prête à l’éclosion de start-up qui vont se connecter aux grands distributeurs.
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Publié le 06-01-2022 à 08h03 - Mis à jour le 08-01-2022 à 20h48
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Avant 2020, les observateurs du secteur définissaient les enjeux de la grande distribution dans les termes “agilité” ou encore “résilience”. Selon eux, les énormes distributeurs devaient être flexibles et souples, à l’effigie des start-up.
Près de deux ans plus tard, ces mêmes observateurs – un en particulier, Pierre-Alexandre Billiet, directeur du magazine spécialisé Gondola – jugent qu'ils ne doivent peut-être plus se réinventer à en perdre leur ADN. Par contre, ils doivent devenir une base stable à laquelle des start-up peuvent s'arrimer et, du même coup, les tirer vers le haut.
C’est que la crise, qui a bouleversé toute la chaîne de production, d’approvisionnement, de distribution, est passée par là. Explications.
1. Le constat : une énorme augmentation de la consommation en 2020 et 2021
Tout le monde se souvient de rayons vides dans les supermarchés aux premiers jours des confinements mis en place dans le monde pour cause de Covid. "Les consommateurs ne se sont pas adaptés à la crise, confirme Pierre-Alexandre Billiet. Au lieu de consommer moins, ils ont consommé beaucoup plus. Du coup, ils ont mis sous pression un outil économique qui arrive au maximum de ses capacités." Aux États-Unis et en Angleterre, les ventes ont explosé de 12 % en moyenne en 2020. Et de 10 % en Belgique. Parce que les consommateurs n'avaient pas d'autre choix pour se nourrir puisque les restaurants, les snacks, les marchés hebdomadaires étaient fermés ; et parce qu'ils ont compensé un manque social et affectif par des achats impulsifs. "C'est ce que j'appelle la consommation compensatoire", décrit le directeur de Gondola. "Plus que les prix, ce qui comptait pour les consommateurs, c'était leurs envies et les disponibilités."
En 2021, ils se sont quelque peu calmés : en Belgique, les ventes dans la grande distribution ont baissé de 5 % par rapport à 2020. "Mais, par rapport à la période pré-Covid, il s'agit d'une croissance nette de 5 % ! C'est dix fois plus que la croissance annuelle de 0,5 % mesurée en 2017, 2018 et 2019." Reste que, selon lui, on est à la fin du cycle.
2. Les enjeux : une concurrence exacerbée et une inflation effrénée
L'arrivée d'Albert Heijn (2011) et de Jumbo (2019) a fameusement secoué les traditionnels distributeurs belges (Delhaize, Colruyt, Carrefour, mais aussi Aldi et Lidl). D'autant que d'autres enseignes s'annoncent, comme la russe Mere. "Mais cette concurrence ne se limite pas aux seuls autres distributeurs. Elle vient de partout : de la livraison directe, des box-repas, de l'e-commerce, de la consommation hors domicile…, détaille Pierre-Alexandre Billiet. Et plus encore de ce pouvoir d'achat de la ménagère qui n'est plus investi dans la consommation alimentaire mais dans les loisirs, les concerts, les voyages, etc."
Sur fond d'inflation, la guerre des prix n'en sera que plus âpre. Les premières escarmouches ont débuté il y a quelques semaines, non pas dans les rayons, mais dans les négociations avec les fournisseurs. Mais c'est durant toute l'année 2022 que la pression sur les prix se fera sentir. "Même si le pouvoir d'achat potentiel est là - il y a plus de 300 milliards d'euros sur les carnets d'épargne en Belgique -, sa perception n'y est pas. L'achat va donc devenir rationnel. Les consommateurs vont comparer les prix, les produits, les promotions pour bon nombre de produits."
3. Le problème : l’inadaptation des gros distributeurs aux fluctuations
Plus que la concurrence et les prix, ce qui va davantage poser problème aux grands distributeurs dans les mois qui viennent, selon Pierre-Alexandre Billiet, "ce sont les fluctuations de la demande (qui peut faire d'énormes bonds en avant ou en arrière), des produits (disponibles ou pas), de la chaîne d'approvisionnement (au niveau mondial), des besoins en personnel (forts à certains moments, moins à d'autres), etc. Cela met une grosse pression sur tout leur fonctionnement".
4. Le dilemme entre coûts opérationnels et investissements
L’autre blocage important tient à l’emploi. L’année 2021 a été marquée par nombre de mouvements de grogne tant chez Lidl que chez Aldi, Carrefour ou Mestdagh, dans les magasins comme dans les entrepôts. Des mouvements qui risquent de resurgir en 2022. Avec le variant Omicron, l’absentéisme pourrait en effet augmenter, tout comme les surcharges de travail.
"Durant ces deux années de pandémie, il y a eu une pression croissante des blue collars (cols bleus, NdlR) . Pas seulement dans la distribution, d'ailleurs. Et cette pression n'a aucune raison de s'arrêter dans les mois ou années à venir ", note Pierre-Alexandre Billiet, qui pointe le coût important de l'emploi en Belgique (17 % de plus qu'aux Pays-Bas) et le fait que les salaires nets n'augmentent pas de manière linéaire par rapport au coût brut de l'emploi. Or la grande distribution est consommatrice de main-d'œuvre… "Cela va se traduire par une automatisation de plus en plus poussée, prédit l'expert. Il y a un delta entre l'investissement qui est bon marché vu les taux d'intérêt bas et les coûts opérationnels qui sont indexés. Ce delta va inciter les distributeurs à investir." Dans des innovations (robots…), voire dans des start-up.
5. L’avenir est aux partenariats avec les start-up présentes et futures
Les innovations dans la distribution ne datent pas d'hier. Mais, avant et pendant la crise, les foodtechs (livraison, production, emballage…) n'ont "pas fondamentalement ni réellement" créé de la valeur, indique Pierre-Alexandre Billiet. "Les start-up se sont contentées de capter une part de marché de certains distributeurs. Pour preuve, ces sociétés travaillent toujours à perte aujourd'hui."
Mais un élément nouveau est apparu qui va sans doute changer la donne : les prix des produits sont à la hausse. "Avant le Covid, les prix étaient très très bas, sous pression, voire déflatoires. Le business model des start-up n'étant pas spécialement compétitif, elles avaient du mal à se positionner. Mais, à partir du moment où il y a potentiellement une hausse de prix, elles deviennent une réelle alternative dans le milieu de la consommation. Le moment est idéal pour leur éclosion." Selon lui, les distributeurs, qu'il compare à de lourds "mammouths", vont de plus en plus fonctionner comme une base stable sur laquelle les foodtechs vont venir se connecter. "Plutôt que de devoir continuellement s'adapter à s'y perdre, ils vont travailler une identité et un positionnement clairs permettant aux start-up de 'profiter' de leurs clients, leur logistique, leur chiffre d'affaires solide en 'écosystème'(titre de son précédent ouvrage, 2017, NdlR). C'est là le plus grand changement."
Et le directeur de Gondola de prédire davantage de relations commerciales, voire de partenariats comme ceux que Colruyt et Jumbo ont mis sur pied avec la plateforme de livraison Gorillas.
Trois questions à Bram Vanhevel, analyste chez Leleux Associated Brokers
1. La grande distribution a profité de manière analogue d’une ruée de consommateurs. Mais les performances boursières des distributeurs cotés ne sont pas similaires...
C’est exact. Le titre Carrefour n’est pas beaucoup plus élevé (+10 %) aujourd’hui qu’il ne l’était avant la crise, au 1er janvier 2020. Sur la même période de deux ans, l’américain Walmart a pris 20 %. Et Ahold Delhaize a gagné plus de 35 % ! Colruyt, au contraire, a perdu 20 %. Cela tient au fait que le cours de Bourse est basé, d’une part, sur les perspectives d’avenir de la société, d’autre part, sur la confiance des investisseurs. La manière dont les consommateurs ont appréhendé la crise en faisant des stocks ne peut justifier des cours durablement élevés.
2. Colruyt, dont vous avez récemment établi une analyse, présente une contre-performance étonnante. Comment l’expliquez-vous ?
L’entreprise a profité de la fermeture de l’Horeca et du côté "hamster" des consommateurs. Mais ses défis à long terme sont importants. Très certainement dans un environnement qui prône la proximité - le fait de faire ses courses près de chez soi dans de plus petites surfaces - et la diversité - les consommateurs ne sont plus fidèles à une seule enseigne, à un seul magasin. Au risque de caricaturer, j’ajouterais que les supermarchés Colruyt, c’est pour les grandes familles qui ont une grande voiture et un grand congélateur, pas pour les citadins, ni pour les célibataires. Les premières se raréfient, les seconds s’accroissent. Cette évolution n’a pas encore d’effet sur la part de marché du groupe, qui a à peine diminué (-0,8 %), mais cela pèse déjà sur son cours. Avec ceci que Colruyt n’a pas réussi à imposer son site non-food Collishop - qu’il a fermé début novembre 2020 -, au contraire d’un Ahold Delhaize et son Bol.com.
3. Quels sont les enjeux des distributeurs actifs en Belgique ?
Le marché est très concurrentiel. Jumbo, entré en Belgique fin 2019, compte déjà 17 magasins et en annonce 30 pour la fin de cette année et 100 d’ici trois à cinq ans. Albert Heijn, arrivé début 2011, aligne déjà 66 points de vente. Et on parle maintenant de l’enseigne russe Mere.
L’autre enjeu est lié à l’inflation qui fera ressentir ses effets sur l’ensemble de l’année 2022. Les fournisseurs ont vu leurs coûts affectés par la hausse des prix des produits agricoles, des emballages, des transports. Ils font pression sur les supermarchés pour qu’ils payent mieux. Or, par tradition, en Belgique, la grande distribution fixe ses prix pour un an. Les négociations actuelles sont cruciales. Et on ne peut que constater qu’en la matière les grandes chaînes peuvent davantage peser sur les Nestlé et autres Procter & Gamble que les petites chaînes. Colruyt, c’est 9,9 milliards d’euros de chiffre d’affaires et un millier de magasins. Aldi, c’est le double, pour plus de 5 000 magasins. Ahold Delhaize, c’est environ 70 milliards d’euros de ventes pour 7 000 points de vente. Walmart, c’est 550 milliards de dollars de ventes. C’est tout dire de la pression qu’un groupe international peut avoir et de la menace de boycott qu’il peut proférer. Avec, dans le cas de Colruyt, le problème que l’alliance d’achats AgeCore, dont il fait partie, s’est vu délester début 2021 du français Intermarché et de l’allemand Edeka…