Il y a peu de marge pour mener la guerre des talents : "Le salaire redevient un élément important de la prise de décision"
La rotation du personnel est un très grand défi pour une PME sur cinq. L’enquête de SD Worx montre cependant qu’une PME sur deux n’a pas de marge pour y répondre. La guerre des “talents” va demander de la créativité.
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Publié le 11-01-2022 à 08h00 - Mis à jour le 11-01-2022 à 08h37
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Pour près d'une petite entreprise (PME) sur cinq, le maintien du personnel est un défi (très) important. Une PME sur sept cite le salaire comme la principale raison de ses départs. C'est l'une des conclusions les plus importantes d'une étude menée par la société de conseils en ressources humaines SD Worx. Ce constat masque quelques changements profonds dans les entreprises. "Le Covid a rebattu toutes les cartes, on ne peut pas le nier", lance Vassiolos Skarlidis, directeur régional "PME" chez SD Worx. "Il y a quelques années, les travailleurs salariés envisageaient de manière plus sereine leur avenir professionnel. Les changements de jobs étaient déjà fréquents mais ils se basaient surtout sur un meilleur package salarial au sens large. Le salaire en tant que tel n'était pas la toute grosse priorité, mais bien les avantages extralégaux, comme une voiture, des jours de repos supplémentaires, une assurance, etc. Aujourd'hui, le travailleur est plus téméraire", poursuit l'expert. C'est-à-dire ?
Le salaire de la peur
Depuis bientôt deux ans, un climat d'incertitude plane sur le monde du travail. Ces incertitudes ont amené les ménages à constituer une épargne de précaution vraiment importante, de près de 300 milliards à la fin 2021 (+3 % sur un an). Le taux d'épargne, à un niveau record de 20 % en 2020, n'est donc pas redescendu à des moyennes "habituelles" (10-12 %). Le contexte inflationniste n'y est pas pour rien. Si durant l'année 2020, l'impossibilité de consommer a en partie expliqué cet accroissement du taux d'épargne, plus récemment, ce sont les craintes des lendemains financiers qui déchantent. "Alors qu'il y a cinq ans, un travailleur pouvait quitter un employeur pour un autre tout en gagnant moins, parce qu'il y trouvait son compte sur d'autres plans, ici, le salaire redevient un élément important de la prise de décision", poursuit Vassilios Skarlidis.
"Un autre phénomène explique des rotations de personnel plus importantes, explique Arnaud Deplae, secrétaire général de l'Union des classes moyennes (UCM). Certains secteurs comme l'Horeca, l'événementiel et la construction ont été malmenés par la crise sanitaire et ont été contraints de placer de nombreux travailleurs en chômage temporaire. Ce qui en a décidé beaucoup à changer de secteur d'activité."
La rotation, preuve de dynamisme
"Les temps ont changé, de toute façon, embraie Olivier de Wasseige, CEO de l'Union wallonne des entreprises. La sécurité d'emploi n'est plus perçue comme il y a 40 ans. Le fait d'accumuler les expériences n'est plus considéré comme une forme d'instabilité. C'est perçu comme du dynamisme de la part du travailleur." Lequel change donc plus souvent de crémerie. Pour quelles raisons ? Le package salarial (pour 42 % des entreprises sondées), la possibilité d'évolution (38 %) et le secteur, produit ou service constituent les trois principales raisons de quitter une PME, d'après l'enquête de SD Worx. Le hic ? Il est plus difficile, après la crise sanitaire, d'y faire face.
Pas de marge bénéficiaire
"Les marges bénéficiaires ont fondu. S'il est assez facile aujourd'hui, même pour une PME, de faire de preuve de flexibilité en matière de politique salariale, la crise sanitaire et l'inflation des coûts (énergie, logistique, matières premières) sont des problèmes tels qu'il lui sera difficile de contrecarrer la volonté de certains travailleurs de vouloir partir pour un meilleur package salarial. Près de la moitié des entreprises sondées déclaraient d'ailleurs ne pas avoir de marge budgétaire pour des extras en 2022", explique Vassilios Skarlidis, expert chez SD Worx.
Et la problématique des métiers en pénurie - il y a près de 200 000 postes vacants aujourd’hui, dont 40 000 en Wallonie et 25 000 à Bruxelles -, de plus en plus aiguë, n’aide évidemment pas, puisqu’elle exerce aussi pour certaines catégories de travailleurs des pressions à la hausse sur les salaires du côté des PME.
Créativité d’abord…
Est-ce à dire que les entreprises ne peuvent rien faire pour retenir ou fidéliser leurs travailleurs ? "Non. Ce n'est pas ce que l'enquête montre, poursuit le spécialiste des ressources humaines. Plus de 50 % des entreprises sondées veulent pouvoir déterminer elles-mêmes la combinaison d'outils de récompense sans interférence du secteur." Et six sur dix pensent que les récompenses flexibles, plus individualisées, pourraient faire partie de la solution.
"Faire preuve de créativité. Donner sens à la mission d'une entreprise. Établir clairement ses valeurs. Donner des perspectives en matière d'évolution. Mieux concilier vie privée et vie professionnelle. Ce sont évidemment des objectifs qui peuvent, au-delà du salaire proposé, trouver un écho favorable chez certains travailleurs, pour les attirer ou les fidéliser", conclut Olivier de Wasseige.
Un "talent", c’est quoi ?
L'expression est utilisée à tout bout de champ : on fait face à une "guerre des talents". Mais d'où cela vient-il ? "Des années 1980, au moment où l'individualisation des salaires et des parcours de carrière voit le jour. On commence durant cette période à segmenter les populations de travailleurs", explique Laurent Taskin, professeur à l'UCLouvain, qui résume pour nous succinctement des années de recherche dans le domaine. Dans les années 2000, le monde de l'entreprise prend un autre virage, celui de s'adresser différemment à des générations différentes, à celle des baby-boomers ou à celle des millenials (NdlR : génération Y née entre 1980 et 2000), etc. Une forme de segmentation plus forte apparaît sur le marché du travail ". À cette époque, on ne parle pas de talents, mais de hauts potentiels. "Ce sont des travailleurs qui ont les capacités d'occuper des postes clés au sein d'une organisation, qui exigent de la part de cette dernière la mise sur pied de parcours spécifiques d'accompagnement."
La combinaison d'une forme de rareté et d'un niveau de performance approchant l'excellence constituait le "talent". C'est donc une personne qui contribuait davantage à la performance de l'entreprise. "Et puis, poursuit Laurent Taskin, au milieu des années 2000, vers 2005, par extension, on a défini le talent, une forme de potentiel que tout le monde peut avoir. On a commencé à parler de talent management, ou de gestion de carrière, plutôt que de gestion des ressources humaines."
"C'est, pour le dire autrement, une personne qui apporte une vraie valeur ajoutée à son entreprise, complète Vassilios Skarlidis (SD Worx), de par sa compétence professionnelle mais aussi par l'une ou l'autre spécificité qui le rend 'rare', comme le fait d'être multilingue…"