La culture de la fraude vit dans l'horeca : "Sans cela, ce serait compliqué"
Libre Eco week-end | Dossier. Presque tous les établissements affirment posséder une caisse enregistreuse mais encore faut-il utiliser. La culture de la fraude est bien ancrée dans l’Horeca belge.
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- Publié le 25-11-2022 à 13h49
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L’homme est derrière son comptoir, dans un établissement de restauration d’Etterbeek. Deux caisses enregistreuses devant lui. L’une plus visible que l’autre. Le ticket sort… Ce n’est pas une souche TVA. “Vous la voulez ?”, demande-t-il. Le regard et le geste passent à une autre caisse. “Oui, il nous arrive de ne pas tout déclarer, notamment pour nos achats 'fournisseurs'. On s’est installé ici il y a trois ans, à un mauvais moment, mais on aime ce qu’on fait, on se bat. Ce serait compliqué, sans cela…”
”Sans cela”. Traduction : de nombreuses possibilités de fraude fiscale et sociale existent encore dans le secteur horeca. “Il y a effectivement les doubles caisses, l’une dotée d’une SCE (Système de caisse enregistreuse, NdlR), l’autre pas. Certains établissements n’ouvrent pas leurs “caisses SCE” tous les jours, ou ne facturent pas certains services “traiteur” en dehors du restaurant. Sous la législature précédente, alors que Johan Van Overtveldt était ministre des Finances, explique ce cadre du SPF Finances, les restaurants munis d’une SCE ont obtenu l’autorisation du cabinet de reprendre dans la SCE les repas consommés en fin de repas, au moment où le client demande l’addition”, explique cet expert du SPF Finances. Sous-entendu : les prises de commandes intermédiaires peuvent continuer à s’opérer manuellement, de sorte que dans le cas de clients réguliers qui paient en espèces, la commande ne fera pas l’objet d’une souche SCE.
Un autre indice ? “Dans le cas du droit passerelle des dirigeants et exploitants de restaurants, celui-ci est dans 40 % des cas supérieur à leurs rémunérations déclarées”, ajoute notre expert.
Instauré en 2010, amplifié dès 2016, le système de caisse enregistreuse (SCE) ne serait donc pas la recette miracle à la fraude dans l’horeca ? Non. Tant s’en faut.
De nombreuses infractions
”La culture de la fraude vit dans l’horeca”, confirme Damien Delatour, directeur général de l’inspection du travail. Tant sur le plan fiscal que social. “Quelque 361 établissements ont été contrôlés de manière ciblée en 2022. Un bon nombre avait entre-temps cessé ou changé d’activité. Il en restait 214 ; 185 de ceux-ci ne disposaient pas d’une SCE. Parmi ces 185, 53 appliquaient un mauvais taux de TVA (de nouveau 12 et 21 % au lieu de 6 % durant la crise sanitaire)”, explique ainsi Francis Adyns, du SPF Finances. L’inspection sociale, après avoir “gelé” nombre de contrôles durant la crise sanitaire, a aussi repris une activité normale de contrôle en 2022. Un établissement sur deux était en infraction lors du dernier contrôle flash après l’été. “Comme lorsque la police annonce des contrôles de vitesse, il y en a toujours qui roulent trop vite. Ici aussi, on a beau prévenir, on trouve toujours beaucoup d’établissements qui fraudent sur le nombre d’heures déclarées, qui ne déclarent pas tout le monde, etc.”, explique Damien Delatour. Qui, dit-il, reste “dubitatif” : “J’entends souvent dire que le secteur ne parvient pas à s’en sortir, mais quand on regarde les prix pratiqués dans l’horeca belge, ils sont élevés. Bien plus élevés qu’en France, par exemple. Pourquoi la culture de la fraude est bien installée ? Parce que les réglementations ne sont pas adaptées, parce qu’il y a un problème d’adéquation entre les fraudes constatées et les sanctions. Parce que la caisse enregistreuse n’est pas obligatoire partout (quelques exceptions, NdlR), et qu’elle ne permet pas de vrai traçage des flux”, ajoute notamment Damien Delatour. Ce que la Cour des comptes avait pointé du doigt aussi en 2019.
Des caisses, oui, mais pas partout
Pourtant, l’existence d’une SCE est mentionnée dans un champ du dossier fiscal de chaque assujetti en TVA pour le secteur de la restauration. “Oui, mais elles ne sont pas systématiquement assorties des VSC”, ajoute notre expert du SPF Finances. VSC, pour VAT Signing Card ou smartcards, pour activer les SCE. Bref, des restaurants peuvent fort bien avoir des SCE sans qu’elles aient été activées…
On résume : tous les restaurants n’ont pas de SCE. Le taux d’implémentation, d’après les données reçues du SPF Finances, s’élève à 78 % à Bruxelles, 83 % en Wallonie et 87 % en Flandre, mais le SPF Finances reconnaît que cela ne veut pas dire grand-chose car il y a beaucoup de mouvements, la législation est complexe, etc. “Et puis tous les établissements horeca ne doivent pas avoir de SCE”, précise Ludivine de Magnaville, présidente de la Fédération horeca Bruxelles. “Sur les 60 000 établissements qui font de l’horeca, quelque 21 800 disposent d’une SCE. Et soyons clairs, si certains établissements ne doivent pas avoir automatiquement de caisses enregistreuses, comme les boîtes de nuit (ou ceux qui affichent moins de 25 000 euros de chiffres d’affaires, NdlR), l’État ne sait pas quels sont ceux qui sont connectés ou pas. Il n’y a qu’en cas de contrôle que le constat peut être posé”, ajoute Ludivine de Magnanville, par ailleurs, restauratrice elle-même. Quand le SPF Finances nous annonce que depuis octobre 2021, 3 295 VSC ont été délivrées, cela ne veut donc pas dire grand-chose. Bref, en matière de compliance (conformité) du secteur horeca (”restaurants”), les défauts et manquements sont tels que la culture de la fraude – “parfois aussi chez les clients qui demandent des réductions s’ils payent en cash”, s’insurge Ludivine de Magnanville – est bien ancrée en Belgique.
Un boulevard après la crise sanitaire
La crise sanitaire lui a redonné un boulevard, il faut dire. “Durant les années 2020 (période Covid à partir de mars-avril 2020) et 2021, le 'Pilier PME' du fisc ne pouvait que contrôler en Isoc (impôt des sociétés), en IPP (impôt des personnes physiques) et en TVA que sur les fraudes au chiffre d’affaires des années 2019 et 2018, soit des fraudes antérieures au Covid. Et si on a ralenti les contrôles fiscaux opérés durant 2020 en partie et complètement en 2021, cela a donc permis à des fraudeurs 'antérieurs' de ne pas être inquiétés”, résume notre expert du SPF Finances. Pour lutter contre la SCE, le secteur horeca, pourtant particulièrement soutenu depuis des années et des années (baisse de cotisations, baisse de TVA, flexi-jobs, travail étudiant élargi, etc.), a un temps déposé recours sur recours contre ce mécanisme. “On n’est plus dans cette vision des choses. Nous souhaitons un secteur propre, prôner l’économie blanche, vivre avec notre temps. On ne peut pas se plaindre d’un manque de crédit des autorités et de l’administration sans changer de mentalité”, lance la présidente de la fédération Horeca Bruxelles. Qui a une proposition, adressée au fédéral : “la prime 'SCE'(prime sous la forme de baisse de cotisations sociales en cas d’installation, NdlR) se monte à 500 euros par travailleur et par trimestre. En la faisant grimper à 1 000 euros, cela coûterait d’après nous 352 millions d’euros, mais rapporterait en cotisations, etc., 393 millions d’euros. Nous ne quémandons rien, mais nous pensons que cela pourrait assainir un secteur, qui est, quoi qu’on en dise, un beau secteur avec du travail de qualité, souvent artisanal”, conclut Ludivine de Magnanville.