Lacoste : comment le crocodile a quitté les courts de tennis pour devenir le symbole de la street
Lacoste, c’est l’élégance à la française : sportswear, chic et pratique. Mais comment la marque est-elle devenue la griffe des banlieues et du rap français ?
Publié le 06-02-2023 à 14h41 - Mis à jour le 07-02-2023 à 10h03
:focal(595x405:605x395)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/PP5UKSAEZBA4ZA2IWOJ4JF4PYU.png)
Lady Gaga rêve de Louboutin, Nicky Minaj vante Louis Vuitton, Drake s’associe avec Nike… L’industrie de la musique a des goûts de luxe. De clip en clip, les marques défilent plus qu’à la Fashion Week, qu'elles le veuillent ou non. En France, le rap ne jure que par Lacoste. Mauvaise pioche pour le crocodile ? Une chose est sûre : la relation de la marque avec la musique tient plus du “je t’aime moi non plus” que du coup de foudre. Retour sur cette idylle tumultueuse.
”René Croco, j’te connais pas. À la cité, tu connais qui ?”, lance Moha La Squale. Réponse : pas grand monde. Lacoste, c’est l’élégance à la française. Sportswear, chic et pratique, la marque préfère les revers aux punchlines. Quoi de plus normal ? Après tout, c’est sur les courts de tennis que naît le “Crocodile” : René Lacoste.
Un “Crocodile” sur les courts
Né en 1904, à Paris, René Lacoste est plus terre battue que béton. À l’âge de 18 ans, il se consacre pleinement au tennis. Perfectionniste, l’athlète travaille sans relâche. Son acharnement lui permet rapidement d’atteindre des sommets. Dès 1923, il représente la France à la Coupe Davis de Boston. Réputé pour ne jamais lâcher sa proie, son jeu féroce lui vaudra le surnom de “Alligator” dans la presse américaine. Il brodera fièrement son totem sur la poche de son blazer, bien avant d’en faire le logo de sa marque.
Malheureusement, sa carrière est stoppée net. Dès 1929, le tennisman doit renoncer à ses ambitions sportives en raison de problèmes respiratoires. Le passionné refuse pour autant de faire ses adieux au tennis. S’il ne se jette plus à corps perdu dans la compétition, le Crocodile ne manque pas d’ingéniosité pour améliorer la pratique de son sport fétiche.
En 1928, il invente la machine à lancer les balles, désormais indispensable à l’entrainement des sportifs. Dans le courant des années soixante, il met également au point une pastille anti-vibration sur les raquettes qui réduit les ondes de choc envoyées dans les articulations des joueurs en cours de partie. Sa dernière invention, datant de 1963, est la raquette métallique, qui rend immédiatement obsolète ses ancêtres de bois.
Le polo Lacoste, une révolution en soi
C’est surtout sa ligne de vêtements qui pérennise le nom du sportif. Sur les courts, le polo à manches courtes est une révolution en soi. Avant Lacoste, les joueurs transpirent en chemise à manches longues et en pantalon à pinces. Une tenue étriquée, ni pratique, ni confortable que René Lacoste se dépêche d’abandonner.
En 1933, il s’associe à son ami André Gillier, le créateur de Jil, première marque de slips kangourou. Ensemble, ils fondent l’entreprise Lacoste et commercialisent le polo L.12.12. qui fera la renommée de la marque. Cette chemise à manches courtes se distingue par son point aérien, inventé par Lacoste : le Petit Piqué. Ce maillage particulier permet au tissu de respirer et à l’air de circuler. La tenue, bien plus adaptée à la pratique sportive, fait l’unanimité. Multi-usage, la marque insiste sur l’élégance et le confort de cet accessoire. “Pour le tennis, le golf et la plage”, indique leur première campagne publicitaire.
De la terre battue au béton
Est-ce le prestige de Lacoste, le symbole de la marque ou la ténacité de l’animal qui séduit alors le groupe de rap Ärsenik ? Difficile à dire. Toujours est-il qu’en 1998, Lino et Calbo, les leaders du groupe, s’emparent du crocodile et arborent fièrement le logo sur la pochette de leur premier album Quelques gouttes suffisent… Il n’en fallait pas plus pour en faire la griffe du ghetto.
Malgré leur succès, Lacoste refuse de sponsoriser le groupe. “On n’avait pas le profil du crocodile”, explique Lino et Calbo au micro de M6. Impossible toutefois d’échapper à cette mouvance : le logo bourgeonne dans les banlieues. Lacoste se retrouve pris en tenaille : pas question d’accepter cette nouvelle identité urbaine, mais difficile de convaincre leur clientèle fidèle, qui ne s’y reconnait pas, de rester. La marque traverse une mauvaise passe et leur chiffre d’affaires en pâtit.
En 2000, le crocodile réagit et mise sur un nouveau directeur artistique : Christophe Lemaire. Celui-ci veut dynamiser l’image de la marque, tout en réaffirmant son côté “chic”. En parallèle, le marketing tourne le dos aux partenariats en lien de près ou de loin avec le “hip-hop”. Bref, Lacoste assume ses tendances BCBG et augmente même un peu ses prix.
Des partenariats audacieux…
Changement de stratégie en 2010 : Felipe Oliveira Baptista, successeur de Christophe Lemaire, opte pour un esprit Unconventional Chic. Plus jeune, plus urbain, plus lifestyle aussi, la marque s’adapte à sa clientèle. L'audace paie puisqu'en 2011, les ventes bondissent de 11%. Chiffre d'affaires cette année-là ? 1,6 milliards d'euros. Un record historique pour Lacoste.
Le tournant artistique s’accompagne de décisions structurelles importantes. En 2012, des conflits familiaux internes divisent les Lacoste. Finalement, le groupe suisse Maus Frères Holding, qui détenait 35% des actions, acquiert le restant des parts. Lacoste est alors valorisé à 1,2 milliard d'euros.
En 2017, Lacoste s’associe à la marque streetwear Supreme. Ensemble, ils sortent une collection qui tranche radicalement avec l’image épurée et élégante du Crocodile. Contre toutes attentes, la marque approche ensuite le rappeur Moha La Squale et lui propose une collaboration à l’occasion de la sortie de son album “Bendero”. L’opus inclu notamment le titre “René Croco”, en référence au fondateur de sa marque fétiche. Enivré par le succès médiatique de ce partenariat, Lacoste garde le cap. En 2019, la marque annonce que Roméo Elvis sera son égérie pour le printemps prochain. Une occasion inespérée pour le rappeur qui en rêvait depuis des années. L'amour de Lacoste et du rap français éclate enfin au grand jour ! Pour le meilleur et pour le pire ?
En 2020, Moha La Squale est accusé d'agressions sexuelles, de séquestration et de faits de violence. Le crocodile tombe de haut et n'a d'autre choix que de se désolidariser. Leur cauchemar ne s'arrête pas là... Quelques mois plus tard, Roméo Elvis est à son tour accusé de comportements déplacés à l'égard d'une jeune femme. Lacoste doit à nouveau réagir. Le divorce est prononcé.
Il semblerait que ces mésaventures aient relativement refroidi la marque, qui a vu son chiffre d'affaires dégringoler.
Depuis, celle-ci poursuit ses collaborations streetwear avec d'autres marques comme Goop, Trasher, A.P.C, Awake... Mais aucun rappeur n'est admis dans la guestlist. Le chemin risque d'être long avant que ces artistes ne regagnent la confiance du crocodile.