À la rencontre du personnel du plus important Delhaize de Belgique : "Nous irons jusqu’au bout. Nous n’avons pas le choix"
Ils se sentent trahis par la direction et vivent dans l’incertitude depuis le 7 mars, jour de l’annonce du plan de franchise.
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Publié le 25-03-2023 à 08h01 - Mis à jour le 25-03-2023 à 09h41
Le soleil berce de ses timides rayons matinaux une des vitrines du Delhaize Chazal, le fleuron des 128 supermarchés du Lion, avec près d’un million d’euros de chiffre d’affaires par semaine.
Comme ses voisines, cette vitrine est constellée d’affiches “à vendre”, avec le prénom et l’ancienneté des membres du personnel. C’est Kelly, un an de maison. C’est Yasmina, quatre ans de maison. C’est Roberta, huit ans de maison. C’est souvent des anciennetés de 10, 20 ou plus de 30 ans, toute une vie de travail. Les affiches se comptent par dizaines.
L’entrée reste fermée, en ce vendredi matin, comme c’est le cas depuis le mardi 7 mars, peu après l’ouverture de ce supermarché situé à Schaerbeek (Région bruxelloise).
Quelques minutes après avoir appris, peu après 8 heures, que la direction comptait franchiser l’ensemble de ses supermarchés gérés en propre, le personnel a stoppé net. “Nous nous sommes sentis trahis”, rappellent des membres du personnel assis sur des palettes en bois à l’entrée du magasin. “Si c’est toute la reconnaissance que l’on a pour le travail fourni…”

Fière de travailler chez Delhaize
“J’étais fière de travailler chez Delhaize, explique Colette, qui travaille pour la même enseigne depuis 42 ans. J’ai commencé à l’âge de 16 ans. C’est nous qui avons fait Delhaize. Est-ce que la direction connaît encore le mot respect, le respect du personnel, le respect du travail ? Nous ne sommes pas à vendre comme une marchandise.”
Edmond, Bruno et Alain ont tous trois 34 ans d’ancienneté. “Nous sommes là depuis l’ouverture du magasin, en 1989”, qui s’est installé à Chazal, à quelques centaines de mètres de la précédente implantation. “Il y a trois ans, nous étions des héros”, rappelle Edmond, délégué SETCa. Aujourd’hui, Delhaize se défait de ces travailleurs dont il vantait les qualités.
Si tous se liguent contre le plan de la direction, c’est tout simplement parce qu’ils ne croient nullement à l’avenir radieux dépeint par le groupe, pour qui les conditions actuelles seront maintenues. “Le personnel est trop cher selon la direction. Alors pourquoi un indépendant nous garderait aux mêmes conditions”, interroge-t-il.
Pour lui, comme pour les anciens, la restructuration sera inévitable. “Quel sera notre préavis ? Ce sera proche de zéro alors que j’ai 34 ans d’ancienneté. J’ai 56 ans. Il faut être réaliste, je ne trouverai plus de boulot.”
“Si la direction veut nous liquider, qu’elle nous paie alors notre dû”, abonde Bruno. La manœuvre actuelle permet à Delhaize de procéder à un plan social, qui, dans les faits, ne lui coûte rien.
Le sort des plus âgés
“Que va-t-il se passer pour les personnes de plus de 45 ans, qui coûtent le plus cher”, reprend Edmond. Ils ont déjà la réponse : ce sont les premiers qui vont valser dehors, tablant sur un effectif salarié réduit de plus de la moitié, passant de 120 contrats à durée indéterminée à moins de 50, pour diminuer drastiquement les coûts et éviter toute représentation syndicale. “Ils engageront plein d’étudiants”, assure Colette.
Pour ceux qui resteront, ce ne seront pas dans les faits les mêmes conditions de travail. “Ce sera travailler le dimanche, ce sera aussi la perte de jours de congés compensatoires. Il y aura beaucoup d’avantages en moins”, explique Nathalie, 21 ans d’ancienneté.
Anthony, 4 ans d’ancienneté, a lui très bien connu le modèle franchisé, pendant 7 ans. Il ne veut plus en entendre parler. C’était une pression constante ou encore une surveillance de chaque instant par les caméras, même dans la salle de repos, ce qui est pourtant interdit. C’était aussi des horaires sur deux semaines, ce qui permet de faire par exemple travailler une personne pendant 50 heures la première des deux semaines, et bien moins, quand même, la suivante.
Le personnel a d’autant plus la rage au cœur qu’il estime avoir bien travaillé, ce qui n’est pas le cas de la direction du groupe à ses yeux.

Dysfonctionnements
Les exemples de dysfonctionnement sont nombreux. Ce sont des promos qui arrivent en retard, ou qui ne sont pas suffisantes en quantité. “Après trois jours, il n’y en a plus.” C’est un système de commande automatisé, qui doit toutefois être vérifié pour éviter des livraisons inadaptées. “C’est faire le travail deux fois.” Ce sont des surplus de fruits et légumes au dépôt qui sont envoyés dans les magasins, sans demander leur avis. “À nous de nous débrouiller”, précise Alain. “Auparavant, les gens de la centrale avaient travaillé en magasin. Ils savaient comment cela fonctionnait. Maintenant, ils n’ont plus la réalité du terrain.” Les banques alimentaires en bénéficient toutefois.
Ce sont des stratégies successives lancées avant que la précédente ait pu aboutir. C’est aussi une gestion des vidanges déroutante. “Le camion qui amène les bouteilles repart à vide. C’est ensuite un autre camion qui vient chercher les vidanges”, reprend Bruno. “Auparavant, il y avait un chef par département. Maintenant il y a des experts et des assistants, on ne sait plus très bien qui fait quoi”, ajoute une de ses collègues.
Épuisant sur le plan moral
Des ouvriers passent à côté du groupe. Edmond sourit, avec une pointe d’ironie. “C’est bien, ils sont enfin venus changer les filtres à air à l’entrée du magasin. Je l’avais demandé à neuf reprises au CPPT.”
Ce samedi sera une nouvelle journée de combat, alors que les trois syndicats (SETCA, CNE et CGSLB) ont déposé vendredi un nouveau préavis de grève. “Moralement c’est épuisant”, dit Christine, 20 ans d’ancienneté. “Le soir, j’ai une tête comme un seau” ajoute Bruno, qui parle de Delhaize avec son fils qui y travaille aussi. “Je n’ai plus passé une bonne nuit depuis le 7 mars”, confie Colette. À la maison, ils sont à cran.
Ils guettent aussi la moindre information sur leur smartphone. “Quand je rentre, je regarde les infos sur RTL TVI, la RTBF et LN24”, remarque une collègue.
Des couples travaillent parfois tous deux chez Delhaize. Garderont-ils leur emploi ? L’inquiétude est permanente.
Pas question, en tout cas, de fléchir. “Nous sommes déterminés. Nous n’avons pas le choix”, résume Nathalie. “95 % des clients nous soutiennent.” Les pressions de la direction n’y changeront rien. “Nous irons jusqu’au bout “, promet Edmond.