Concentration entre les mains de milliardaires, TVA et "sensivity readers": les inquiétudes autour du livre sont-elles fondées ?
À l’approche de la Foire du livre, les libraires, éditeurs et distributeurs, petits ou grands, sont sous pression. La Foire du livre, c’est un peu le Salon de l’auto du littéraire. Une fenêtre de tir à ne pas rater.
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Publié le 25-03-2023 à 10h02
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Libre Eco week-end | Le dossier
Dans ce monde d’encre et de papier, le combat entre petits poissons et grands requins est aussi de mise et défraie la chronique actuellement. En particulier, le milliardaire français Vincent Bolloré, qui fait clairement partie de la deuxième catégorie. À la tête de Vivendi et donc de la filiale Editis, numéro deux de l’édition en France, ce dernier veut s’emparer du groupe Hachette, le numéro 1, qui appartient à un autre milliardaire : Arnaud Lagardère. Et le groupe Hachette a la particularité d’être beaucoup plus international qu’Editis. Qui ne connaît pas, ici en Belgique, Larousse, Stock, Grasset, Fayard ou encore le mythique Livre de poche ?
Une telle fusion fait peur. Et à tous les niveaux. Même Antoine Gallimard, président de Gallimard (groupe Madrigall, dans lequel LVMH, donc Bernard Arnault, a pris 9,5 % des parts récemment) mais aussi du Syndicat national de l'édition, dénonce cette concentration de toutes ses forces. Par conviction tout comme, peut-être, par intérêt. Mais les autorités européennes de la Concurrence ne laissent pas totalement les mains libres à Vincent Bolloré. S'il veut Hachette, il faut qu'il revende Editis. Et ce dans son intégralité. Après des mois de tergiversations, le 14 mars dernier, le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a déjà investi dans le journal Le Monde, et Vivendi sont donc entrés en négociations exclusives. Le chapitre final est donc en cours d'écriture.
"Le point fondamental pour le secteur, c'est la TVA. Les tentatives de faire passer la TVA de 6 à 9 % en Belgique sont une menace importante"
Une menace ? Business versus liberté ?
Ces mouvements de milliardaires posent de nombreuses questions. Certains dénoncent la censure que cela provoque ou le lissage culturel potentiel, avec des impératifs commerciaux. On voudrait de la vente, du sensationnel ou du consensuel pour plaire au plus grand nombre. Mais qu’en est-il ?
Pour Simon Casterman, à la tête du groupe belge éponyme et de l'Association des éditeurs belges (ADEB), à ce stade, la menace s'est relativement estompée. Grâce à la revente obligatoire d'Editis, la concentration n'aura pas lieu. "Si Bolloré avait gardé les deux, ça aurait été différent. Mais je me pose plus de questions sur le changement de stratégie potentielle pour tout ce qui touche à la distribution. Dilibel (Hachette), les boutiques Relay présentes partout (détenues par Lagardère, qui avait revendu les points de vente en Belgique à bpost, qui a par la suite fait de même en 2022 en les cédant à Golden Palace, NdlR), là, cela pourrait provoquer des changements au niveau des librairies de proximité et des prix, signale-t-il. Mais le point fondamental pour le secteur, c'est la TVA. Les tentatives de faire passer la TVA de 6 à 9 % en Belgique sont une menace importante. Déjà, le différentiel avec la TVA en France à 5,5 % et des prix indiqués en quatrième de couverture pose problème. On est pénalisé de base. Pas de beaucoup, mais on doit tout réétiqueter. C'est une charge en termes de travail et de coûts. Alors que les marges sont déjà sous pression." En particulier avec la hausse des prix de l'énergie et du papier.
"Du côté sciences humaines, on trouve souvent les "mêmes" livres sur le féminisme, des livres souvent interchangeables..."
Sujets trop "consensuels" et "sensivity readers"
Enfin, sur la question de la liberté créative face à la potentielle concentration dans le monde de l'édition, Simon Casterman se méfie d'une autre tendance actuelle, sans vouloir tomber dans le piège de la caricature, celle de la réécriture ou de la relecture par des sensivity readers. "Qu'est-ce qui est présentable ? Acceptable ? De quoi peut-on parler ? Est-ce que l'on va toucher à un "traumatisme" de quelqu'un ?", se demande-t-il, en forme de critique prudente. Jacques Baujard, responsable presse de la maison d'édition L'Échappée, structure libertaire indépendante, livre une critique un peu similaire. "Du côté sciences humaines, on trouve souvent les "mêmes" livres sur le féminisme, des livres souvent interchangeables. Du côté des romans également, il y a de plus en plus de livres inintéressants", lance-t-il, mais reconnaissant aussi que le secteur est riche et que des livres surprenants arrivent également. Paradoxe, peut-être.
"On aurait pu mettre le livre du prince Harry en avant pour assurer des ventes. On ne l'a pas fait."
"Mais on aurait aimé que les maisons d'édition indépendantes aient la rigueur de faire des choix littéraires. Ne pas se laisser prendre par cette tendance et ces choix commerciaux. Au final, ces maisons ont parfois encore plus intégré ces logiques", regrette-t-il, étant donné que leur marge de manœuvre est moindre. "Le monde du livre est colonisé par cette tendance 'management', 'startupisation', où les auteurs doivent se vendre, s'autopromouvoir, et les maisons aussi. Toutes les logiques du capitalisme sont à l'œuvre. Économie d'échelle et rentabilité. Parfois au détriment du texte. C'est logique, c'est le capital qui se défend. Mais ça pousse certains à une censure qui ne dit pas son nom mais qui est bien présente dans les têtes", ajoute-t-il.
Pour Marc Filipson, fondateur de Filigranes et des éditions Filipson, la concentration dans l’édition n’est pas vraiment un problème. Si certains dénoncent la place prise par les grandes maisons chez les libraires, pour lui, la stratégie payante est de faire des choix coups de cœur. Facile à dire quand on tient une des plus grandes libraires du pays ?
"À chaque nouvel événement qui survient dans l'industrie du livre, les avis alarmistes se multiplient."
"Ma logique était la même quand j'avais une librairie de 180 m². On aurait pu mettre le livre du prince Harry en avant pour assurer des ventes. On ne l'a pas fait", rétorque-t-il. "ChatGPT représente davantage un risque. Mais pas pour la création, plutôt pour les livres que l'on vend aux étudiants. Demander un résumé précis d'une œuvre bien connue, générée par une IA, ou acheter et lire le livre, réellement, comment les professeurs pourront-ils vérifier ? C'est là où je redoute une perte de chiffre d'affaires […]. Pour revenir sur la concentration en France, je ne m'en fais pas pour les auteurs. La France ne se laisse pas faire et ne lâche pas ses acquis dans le secteur, qui sont protégés par décrets. Les Français sont trop attachés à la liberté d'expression", lance-t-il.
Éviter de diaboliser
Tanguy Habrand, de l'Université de Liège et qui a fait son doctorat sur le sujet, nuance également. "La concentration dans l'édition est loin d'être un phénomène récent […]. À chaque nouvel événement qui survient dans l'industrie du livre, les avis alarmistes se multiplient. Les observateurs font valoir que, cette fois, un cap a été franchi et que plus rien ne sera comme avant", entame-t-il. Mais "il ne faut pas diaboliser les groupes, dans la mesure où ils permettent de faire émerger des projets qui auraient du mal à voir le jour dans des petites structures", comme les "beaux livres", les livres pratiques, les encyclopédies, etc. "Mais les groupes éditoriaux sont aussi et surtout des pôles de distribution, et cette concentration verticale a des conséquences sur les points de vente : conditions commerciales, cadence de parution et saturation du linéaire." Et c'est pour cela que les autorités européennes ont été et restent vigilantes sur ces questions.
"Joël Dicker, par exemple, s'est passé de maison d'édition. Car il veut plus d'argent. C'est un peu une insulte au métier d'éditeur"
Jacques Baujard, de L'Échappée, en profite enfin pour tacler quelques auteurs qui pensent pouvoir se passer de maisons d'édition. "Joël Dicker, par exemple, s'est passé de maison d'édition. Car il veut plus d'argent. Il faut savoir qu'environ 40 % des recettes retombent dans les mains des libraires, 20 % pour les distributeurs, 15 % pour les auteurs et 20-25 % pour l'édition et l'impression. C'est un peu une insulte au métier d'éditeur. Un métier qui a été indispensable pour le faire connaître". À bon entendeur.