"La flexibilité mise en œuvre par les entreprises ne l'est en général pas à des fins machiavéliques"
Laurent Taskin est une pointure dans le domaine des ressources humaines. Internationalement reconnu pour ses travaux sur les nouvelles formes d’organisation du travail, il décrypte les grandes tendances du moment sur le marché du travail. Et livre son analyse sur le cas Delhaize. Entretien.
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Publié le 26-03-2023 à 14h04
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Laurent Taskin, c’est un peu le “Monsieur GRH” belge. Ce professeur de la Louvain School of Management (LSM) est internationalement reconnu dans le monde de la recherche scientifique pour ses travaux sur les nouvelles formes d’organisation du travail, comme le travail hybride ou l’autogestion. On lui doit les concepts de “déspatialisation” et de “Management Humain”. Il est l’auteur notamment, avec Anne Dietrich, de Management Humain, paru en 2020. Ses travaux lui valent d’être professeur invité dans d’autres Universités telles que la City University of London, Montréal ou Paris Dauphine.
Enseignant-chercheur passionné et curieux, soucieux de former ses étudiants et chercheurs par la recherche, il est de ceux qui pensent que la connaissance émancipe et que la spécialisation doit côtoyer la diversité. Peut-être parce qu’il est lui-même formé à la gestion, parce qu’il a présidé l’Institut des sciences du travail de l’UCLouvain et “roulé sa bosse”, il fait son autocritique sur l’enseignement de la gestion, promeut les approches interdisciplinaires dans l’étude du travail et des organisations et invite à reconsidérer la dimension communautaire du travail, à un moment où l’individualisme domine. Marié, père de deux adolescents, il est aussi très attaché à l’établissement de ponts durables entre la pratique et la recherche, n’hésitant pas à mouiller sa chemise pour rassembler la communauté des praticiens de la GRH à l’occasion de journées d’échanges ou dans le cadre de Chaires universitaires. Entretien.
La flexibilité du travail est un sujet dont on parle beaucoup pour l’instant. Notamment avec la décision de l’actionnaire de Delhaize de passer les magasins belges en franchise. Mais qu’entend-on par flexibilité ?
À la base, il s’agit de la capacité d’adaptation que les entreprises ont développée pour faire face à des situations d’incertitude et d’urgence. Au départ, pour faire face à la variation de la demande de biens et des services. Cela date des années 1970-1980. La première forme de flexibilité répertoriée comme telle fut le licenciement collectif.
Quand on pense flexibilité, on ne pense pas immédiatement à une mesure aussi radicale…
La flexibilité recouvre plusieurs dimensions : elle peut être externe ou interne, quantitative ou qualitative. Dans le cas d’une flexibilité externe quantitative, l’employeur va s’adresser au marché de l’emploi. Il va engager des travailleurs en contrat à durée déterminée (CDD), des intérimaires, des saisonniers, des étudiants,… mais il peut aussi décider recourir au chômage économique ou même de licencier. Si l’employeur fait cela, c’est pour assurer la pérennité de l’entreprise. Le premier licenciement collectif recensé comme tel en Belgique est celui de l’usine sidérurgique d’Athus en province du Luxembourg en 1977.
Dans les années 1980-1990, cette flexibilité contractuelle est promue par le modèle du cœur et de la périphérie : l’adaptation va se faire par des travailleurs qui sont en périphérie de ceux qui sont au cœur de l’entreprise. Ces derniers, qui sont en contrat à durée indéterminée (CDI), sont ainsi protégés. Ce n’est pas sur eux que l’organisation fera porter la capacité d’adaptation. Par contre les travailleurs en périphérie constituent une “masse” qui va absorber la fluctuation de la demande. On parle aussi d’un “matelas de sécurité”. C’est choquant aujourd’hui de parler comme cela d’humains au travail mais à l’époque ce modèle était considéré positivement, comme une manière de sécuriser les travailleurs du “cœur”.
En 2001, on a connu une crise importante du secteur aérien. De nombreuses compagnies ont licencié collectivement. Quand l’activité a repris, elles ont voulu réengager, mais elles n’avaient plus la confiance des travailleurs."
Mais n’y a-t-il pas eu une dérive et une précarisation de l’emploi ?
Effectivement. Dans certains cas, des CDD ou des contrats d’intérim, qui sont par définition temporaires, sont devenus la norme. On a vu ainsi des intérimaires travailler plusieurs années pour le même employeur. La flexibilité contractuelle ad hoc est devenue structurelle. Or ce type de contrat n’offre pas la même sécurité ni la même protection qu’un CDI. Une réponse imparfaite à cette dérive fut apportée par ce qui fut appelé la “flexisécurité” visant à offrir plus de sécurité à ces travailleurs flexibles. Diverses initiatives ont ainsi été prises dans le cadre de la concertation sociale, de CCT et de lois visant à limiter le recours à l’emploi précaire, à créer des groupements d’employeurs pouvant mutualiser des emplois, etc.
La flexibilité externe peut aussi être qualitative….
Il n’est plus question de nombre ici mais de modalité d’organisation. L’entreprise peut s’adapter en ayant recours à des indépendants, à de l’externalisation, à de la sous-traitance,… Cette flexibilité s’est fortement développée dans les années 1990-2000. Le mouvement consiste alors à se concentrer sur le “core business”. Le management s’interroge sur la pertinence de faire elles-mêmes certaines tâches ou de les faire faire par des prestataires tiers. Il s’agit d’une analyse coûts-bénéfices propre à chaque entreprise. La franchise pourrait rentrer dans cette catégorie, mais elle va sans doute au-delà.
Qu’en est-il de la flexibilité interne ?
La flexibilité interne quantitative concerne la flexibilité de temps de travail ou financière : temps partiel, horaires, travail de nuit ou de week-end, rémunération variable (primes et bonus), annualisation du temps de travail,… Dans ce dernier cas, par convention collective, il est décidé de répondre aux besoins d’une activité irrégulière. La société sait que, chaque année, il y a plus de boulot à un moment et moins à d’autres. Les travailleurs ont la garantie d’un CDI mais ils acceptent le fait que certaines semaines ils devront travailler 45 heures mais 30 à d’autres. Il faut bien comprendre la “logique” de la flexibilité à moyen et long terme. En 2001, on a connu une crise importante du secteur aérien. De nombreuses compagnies ont licencié collectivement. Quand l’activité a repris, elles ont voulu réengager, mais elles n’avaient plus la confiance des travailleurs. Sans oublier le fait que nombre d’entre eux avaient changé de secteur. Lufthansa a procédé autrement à l’époque en négociant une réduction collective du temps de travail. La flexibilité ne peut plus être le bouton sur lequel pousser pour s’adapter aux aléas du moment. Elle peut aussi être un outil puissant au service de la justice sociale. Mais c’est plus rare…
Vous avez parlé d’une quatrième forme de flexibilité. Quelle est-elle ?
Il s’agit de la flexibilité interne qualitative. Elle touche à l’organisation du travail. Là il est question de télétravail, horaires décalés, autogestion, autonomie, travail par projet,…
N’est-il pas dès lors plus question d’agilité dans ce cas ?
Le terme d’agilité est apparu il y a cinq ou six ans et remplace souvent celui de flexibilité devenu trop connoté “concertation sociale” et jugé vieillot. La sémantique du management est aussi affaire de mode. Mais l’agilité témoigne d’un glissement contemporain de la “logique de flexibilité” puisqu’elle ne s’applique pas qu’à l’organisation, mais aussi aux individus. L’entreprise doit être agile, mais les travailleurs aussi. C’est dans le contexte de cette “agilité” que l’on envisage des stratégies de “re-skilling”, c’est-à-dire de formation tout au long de la vie, pour permettre aux travailleurs d’actualiser leurs compétences, alors même que certains métiers disparaissent et d’autres apparaissent. Une entreprise agile va donc adapter son modèle d’organisation du travail mais être aussi apprenante.
Quelles sont les évolutions actuelles ?
Tout ce que nous avons évoqué jusqu’à présent traitait l’activation, par l’employeur, de certains leviers pour pérenniser l’activité ou minimiser les coûts. Mais, aujourd’hui, cette “logique” de flexibilité a pénétré toutes les sphères de la société et de la vie et est aussi devenue une exigence des travailleurs. On attend que chacun puisse s’adapter et réagir en fonction de ses contraintes personnelles, tant vis-à-vis des commerces que de son administration communale ou des associations que nous fréquentons. Ainsi, dès avant l’embauche, les futurs engagés s’informent et négocient la fréquence de télétravail, la possibilité de moins bosser une semaine sur deux quand ils ont leurs enfants, ou de ne pas travailler le week-end. Des éléments qui sont aussi devenus des droits individuels, suite au récent job deal. On assiste donc en quelque sorte à un renversement de pouvoir où les salariés exigent de la flexibilité de la part de leur employeur. Peut-être arrivons-nous vraiment à une situation win-win ? Mais dans un cadre plus individualisé.
Et la semaine des 4 jours ?
Elle est inscrite dans une autre tendance sociétale : la réduction collective du temps de travail et le fait que, pour une majorité de travailleurs mais pas tous, le travail n’est plus l’unique centre de nos vies. Dans des pays où la semaine des quatre jours a été testée, le temps de travail est réduit mais pas le salaire et les résultats semblent positifs pour la santé et la productivité. En Belgique, on a opté pour la possibilité de travailler quatre jours par semaine mais en gardant le même nombre d’heures sur la semaine. Ça, c’est le compromis à la belge.
Tout l’enjeu de la concertation sociale chez Delhaize sera de voir comment la transition sera assurée, comment la pérennité de l’emploi sera assurée par les franchisés qui deviennent les nouveaux employeurs. Cela prendra du temps à négocier. Je comprends la crainte des travailleurs car on a là un nouveau modèle."
Que vous inspire Delhaize qui souhaite faire passer ses magasins en franchise ?
Ce qui m’intéresse dans le cas de Delhaize – dont je ne suis pas un spécialiste –, c’est qu’il s’agit ici d’une évolution des systèmes de production, à l’image de la flexibilité qualitative externe. Mais c’est tellement structurel que c’est plus que de la flexibilité. Selon moi, il y a là un changement de modèle.
Peut-on parler de nouveau métier ?
Certainement. Pour Delhaize, il s’agira de s’occuper de son image de marque, définir une politique marketing, gérer une centrale d’achat et gérer un réseau de franchisés. La vente aux consommateurs finaux ne sera plus son métier, mais bien celui des franchisés. L’entreprise change de modèle et travaille avec un réseau de franchisés qui deviennent, eux, ses clients.
Avec quels risques pour les travailleurs actuels ?
Delhaize n’est pas un nouvel acteur sur le marché. Il n’est pas arrivé en disant : mon modèle est la franchise et je cherche des franchisés. En tant qu’acteur historique de la grande distribution en Belgique, une transition intelligente, respectueuse et concertée doit avoir lieu. Tout l’enjeu de la concertation sociale sera de voir comment la transition sera assurée, comment la pérennité de l’emploi sera assurée par les franchisés qui deviennent les nouveaux employeurs. Cela prendra du temps à négocier. Je comprends la crainte des travailleurs car on a là un nouveau modèle.
Quelles peuvent être les obligations en matière d’emploi ?
Il y aura peut-être des obligations de reprendre le personnel. Les conventions collectives de travail vont-elles être revues ? Je n’ai pas la réponse. Tout cela fait partie des négociations. Les franchisés dépendent d’autres commissions paritaires avec notamment des conditions de travail plus souples, en termes d’heures d’ouverture par exemple.
Cette flexibilité ne fait-elle pas partie de l’évolution des choses ?
La flexibilité mise en œuvre par les entreprises ne l’est en général pas à des fins machiavéliques. Elle répond à un besoin même si on a pu constater des dérives. Mais aujourd’hui, la logique de flexibilité est réclamée par les individus. Les travailleurs mais également les consommateurs. Le client s’attend à ce que le magasin où il fait ses courses soit ouvert le soir ou le dimanche. Cela répond à nos nouveaux modes de vie marqués par l’accélération, la disponibilité permanente, l’immédiateté et le souci de son bien-être personnel.