"Les entreprises n'ont pas l'air de saisir l'opportunité qui se présente à elles": que retenir de la loi sur les lanceurs d'alerte ?
Avec la nouvelle loi sur les lanceurs d’alerte, les entreprises belges font face à de nouvelles obligations. La mise en œuvre ne semble pas évidente.
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Publié le 31-03-2023 à 14h10
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Libre Eco week-end | Le dossier
Donner aux travailleurs de l’entreprise la possibilité de signaler, sans craindre des représailles, certaines infractions comme une pollution, le recours à du personnel payé au noir, une fraude fiscale. C’est l’esprit de la loi belge sur les lanceurs d’alerte entrée en vigueur le 15 février dernier. Mais dont la mise en œuvre ne semble pas évidente. Explications.
1. Quelle est l’origine de la loi ?
La loi belge du 28 novembre 2022 “sur la protection des personnes qui signalent une violation au droit de l’Union européenne ou de la Nation constatée dans une entité juridique du secteur privé” est une transposition d’une directive européenne de 2019. Une loi belge similaire existe pour les entités publiques. Faisant le constat qu’au niveau national et européen, la protection des lanceurs d’alerte est inégale et fragmentée, l’Europe a voulu légiférer en la matière. Il faut savoir qu’aux États-Unis, il existe de nombreuses lois sur les lanceurs d’alerte, la plus connue, The False Claims Act remontant à 1863 !
2. Quelles entreprises sont visées ?
Depuis le 15 février, les entreprises d’au moins 250 personnes sont tenues de mettre en place un canal de signalement interne de certaines infractions. Cette obligation concernera également les entreprises de 50 à 249 travailleurs dès le 17 décembre prochain.
Les signalements peuvent notamment concerner la protection de l’environnement et des consommateurs, la santé et le bien-être des animaux, la sûreté nucléaire ou la protection de la vie privée.
La Belgique est allée plus loin que la directive européenne sur deux plans. Tout d’abord, elle “donne la possibilité de faire le signalement de manière anonyme pour les entreprises d’au moins 250 personnes”, explique Me Evelien Jamaels, associée au cabinet Crowell&Moring et spécialisée en droit social. “Ce qui peut poser problème pour les entreprises car l’anonymat rend la mise en œuvre de la loi plus difficile”, commente-t-elle. Et de rappeler que dans les travaux parlementaires, il a été dit que “l’anonymat doit rester optionnel et exceptionnel dès lors qu’il peut, notamment, rendre difficile la communication entre l’auteur du signalement et le destinataire du signalement, alors qu’une telle communication peut être nécessaire afin de réaliser un suivi diligent”.
Les entreprises de 50 à 249 travailleurs ne seront, quant à elles, pas obligées d’accepter les demandes anonymes.
Autre particularité de la loi belge : elle inclut les fraudes sociales et fiscales.
3. Qu’entend-on par canal de signalement ?
Un canal de signalement peut prendre la forme d’une adresse e-mail, d’une plateforme ou même d’un simple numéro vert. Ce canal peut être géré en interne ou fourni en externe par un tiers, explique l’Union des classes moyennes (UCM) sur son site.
Le législateur n’a pas précisé quel profil doit avoir le responsable du suivi au sein de l’entreprise. Cela pourrait être le directeur des ressources humaines ou le compliance officer (contentieux), le data protection officer ou encore un membre du conseil d’administration.
"Les entreprises n'ont pas l'air de saisir l'opportunité qui se présente à elles. Cette loi leur permet pourtant de se protéger contre les fraudes."
4. Qui peut signaler un fait répréhensible ?
Ce canal doit être ouvert au minimum aux travailleurs de l’entreprise, mais les entreprises sont libres de les ouvrir à d’autres personnes (indépendants, actionnaires, cocontractants, personnes dont la relation de travail a pris fin), précise l’UCM. Ce qui pose la question de savoir comment les travailleurs vont être informés de la législation. “La loi n’a pas précisé comment l’information doit être donnée. Cela peut, par exemple, se faire via l’Intranet ou sur le site de l’entreprise”, poursuit Me Jamaels.
Un accusé de réception doit être envoyé à l’auteur du signalement dans les 7 jours civils. Le lanceur d’alerte doit ensuite recevoir un retour d’informations sur son signalement dans un délai de trois mois.
5. Quelles sanctions sont prévues ?
Les entreprises qui ont bafoué la loi, par exemple en ne respectant pas l’anonymat ou en prenant des mesures contre le lanceur d’alerte, risquent une sanction qui va d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans et des amendes pouvant aller jusqu’à 6 000 euros. Le travailleur qui aurait été licencié sera en droit de demander une indemnité égale à un montant entre 18 et 26 semaines de rémunération (en plus de son préavis).
C’est l’Inspection sociale qui est chargée du contrôle de la bonne exécution de la loi. Elle ne le fera que d’ici quelques mois. Et sans doute, contrôlera-t-elle d’abord les entreprises pointées du doigt par exemple par les syndicats. La loi recommande d’ailleurs de consulter préalablement les organes sociaux pour la mise en place du canal de signalement. “Les sanctions sont fortes ; elles sont de niveau 4. Néanmoins les entreprises avancent lentement”, constate Jean-Denis Ernst, product manager à l’UCM.
6. Pourquoi les entreprises sont-elles en retard ?
À l’UCM, on note “peu de retours” de la part des entreprises sur la mise en œuvre de la loi. “Ce qui est déjà une information” sur le peu d’intérêt qu’elles y portent.
Jean-Denis Ernst donne deux explications. Un : les entreprises “sont mal à l’aise par rapport au mécanisme prévu. Tout le monde n’a pas ce type de compétence”. À quoi s’ajoute la difficulté de désigner le responsable.
Deux : il y a “une forme de désintérêt” pour une législation assez technique, mais qui n’en a pas moins un côté stratégique. “Les entreprises n’ont pas l’air de saisir l’opportunité qui se présente à elles. Cette loi leur permet pourtant de se protéger contre les fraudes. Ce qui peut aussi être bien vu par les collaborateurs.” En termes d’image, les entreprises pourraient aussi y gagner dans la mesure où c’est une manière pour elles de montrer qu’elles défendent l’intérêt général.
Constatant aussi que nombre d’entreprises “ne sont pas prêtes”, Evelien Jamaels souligne, de son côté, que les sociétés sont prises par d’autres obligations arrivant à échéance dont celle du droit à la déconnexion en dehors des heures de travail accordé aux travailleurs.
La loi n’est donc pas une priorité actuelle au sein des entreprises. Peut-être qu’un scandale servira de déclic…