Bruno Lafont, ex-CEO de Lafarge : "J’ignorais tout des paiements à des groupes terroristes"
Mis en examen pour "financement d’entreprise terroriste" et "mise en danger" de ses salariés, l’ancien patron de la multinationale du ciment n’a plus été entendu par la justice depuis 2018. Celui qui ne s’était encore jamais adressé à la presse répond en exclusivité à nos confrères de Libération.
Publié le 31-03-2023 à 12h40
:focal(1595x1209.5:1605x1199.5)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/5QDJAWUVP5GWVCNQMK2CFQ5LXI.jpg)
Depuis sept ans, sa vie est "sur pause", soupire l’ancien PDG de Lafarge, qui a tenu les manettes de la multinationale du ciment entre 2007 et 2015, date où le groupe français fusionne avec le Suisse Holcim. Bruno Lafont est le premier "grand patron" à avoir été mis en examen par la justice française notamment pour "financement d’entreprise terroriste" et "mise en danger" de ses salariés, depuis qu’a été découvert que l’usine du groupe située en Syrie, à quelque 80 kilomètres de Raqqa, avait été la source d’une relation financière sulfureuse avec les groupes terroristes qui prospéraient dans un pays en proie à une sanglante guerre civile.
Alors PDG influent, régnant sur une entreprise à 2,7 milliards d’euros de bénéfice avant impôts (pour 2014), Bruno Lafont, un énarque, est désormais un homme isolé. Il occupe actuellement un siège d’administrateur au sein d’ArcelorMittal pendant quelques semaines encore et s’occupe de diverses activités "philanthropiques", dit-il. L’ancien président du géant du ciment se retrouve dans une position particulièrement inconfortable : il doit, parallèlement à un dossier pénal très lourd, répondre devant le tribunal de commerce avec une poignée de ses anciens collaborateurs d’un "préjudice" né du scandale, que lui reproche son ancien groupe, qui réclame solidairement 200 millions à ses anciens cadres. Lafont risque gros : si son généreux "package de départ" de près de 8 millions d’euros, touché en quittant le groupe en 2015 (il y avait fait toute sa carrière), n’a été que partiellement saisi par la justice, l’homme reste néanmoins celui qui a "la poche la plus profonde de tous", glisse un avocat. Défendu par Grégoire Bertrou, Céline Lasek et Hervé Temime, Bruno Lafont n’a pas été entendu par les juges d’instruction depuis octobre 2018 et sa dernière demande d’audition a été sèchement rejetée. Celui qui ne s’était encore jamais adressé à la presse répond en exclusivité à nos confrères de Libération.
En décembre, vous avez demandé à être réinterrogé, en vain, par les juges d’instruction parce que vous auriez des choses importantes à dire à la justice. De quoi s’agit-il exactement ?
Peut-être faut-il revenir un tout petit peu en arrière sur la façon dont le dossier a été géré. Cela fait sept ans que ça a commencé, sept ans que j’essaie de comprendre cette affaire, de recueillir des informations qui arrivent de toutes parts. Il est clair qu’entre l’histoire qu’on a racontée au début, celle qui dit que Lafarge, pour des raisons purement lucratives, aurait financé des groupes terroristes en Syrie entre 2013 et 2014, et ce qu’on découvre aujourd’hui, la situation est totalement différente. On apprend qu’il y a eu une relation particulière entre l’Etat français et ses services, et Lafarge, et c’est pour cela que je voulais rapporter au juge tout ce que j’ai appris ces dernières années. Cela nécessite un approfondissement des recherches, l’audition d’un certain nombre de responsables de l’Etat qui ont joué un rôle important à cette période précise, tels des cadres des services de renseignement ou de l’état-major particulier du président de la République, et une nouvelle levée du secret-défense. C’est à ce prix qu’on pourra obtenir la lumière sur ce qui s’est vraiment passé.
Vous êtes mis en examen, ainsi qu’une dizaine d’autres anciens cadres du groupe, pour avoir financé le groupe terroriste Daech via l’usine de Jalabiya en Syrie, et entretenu des relations commerciales avec ce groupe terroriste. En quoi le fait que l’Etat ait été au contact de Lafarge, une société privée, change-t-il la nature du dossier ?
Aujourd’hui, je me pose des questions, sur les paiements eux-mêmes ainsi que sur les rapports avec les autorités françaises. Un documentaire qui sera diffusé bientôt à la télévision [dimanche sur M6, NdlR] apporte des informations nouvelles, essentielles sur ces deux points. On voit très concrètement comment les choses se sont passées, notamment sur les relations entre Lafarge et l’Etat, confirmant les informations que j’ai pu recueillir ou que j’ai pu lire dans la presse. Pour moi, il ressort du documentaire que Lafarge en Syrie et ses collaborateurs ont été infiltrés par les services français. L’ancien directeur du renseignement militaire déclare face caméra que l’entreprise a servi la France, et que les renseignements concrets et précis que Lafarge a pu fournir à la France étaient d’un intérêt supérieur.
Ce n’est pas ce que dit un ancien membre de la DGSE, entendu par les juges. Certes, il admet que votre directeur de la sûreté de l’époque, Jean-Claude Veillard, donnait des informations à son service. Le dossier et des documents déclassifiés comportent en effet des mails, des cartes localisant les groupes armés, des numéros de téléphone, des informations sur des jihadistes français qui auraient rejoint Daech, repérés en Syrie, etc. Mais cet ex-agent relativise nettement leur importance.
Ce n’est pas à moi de juger du niveau des informations qui ont été fournies.
Quelles conclusions tirez-vous donc de cette situation que vous pointez du doigt, selon laquelle les autorités françaises auraient tiré profit de la situation de Lafarge en Syrie ?
Est-ce que l’Etat peut laisser Lafarge et ses anciens dirigeants impliqués dans l’affaire judiciaire porter seuls la responsabilité des faits dont ils sont accusés ? Ce n’est pas concevable.
Si un procès devait avoir lieu un jour, des autorités publiques – ministres ou hauts fonctionnaires – qui auraient été mises au courant des paiements à Daech, devraient-elles être poursuivies ?
En ce qui me concerne, je me concentre sur la responsabilité de l’entreprise et des personnes incriminées. C’est pour cela que j’ai déposé une demande d’acte [comme détaillé ci-dessus, NdlR] sur le bureau des juges. D’autant plus que je découvre aussi comment les choses se sont passées avec Firas Tlass…
Firas Tlass, qui n’est autre que le fils d’un ancien ministre du président syrien Hafez al-Assad, qui a été actionnaire minoritaire de l’usine de Jalabiya avant d’être rémunéré comme consultant pour le groupe. C’est notamment par lui que seraient passées les sommes payées aux terroristes. L’intéressé fait l’objet d’un mandat d’arrêt émis par la France.
A la vue du documentaire, Firas Tlass joue un rôle central dans tout cela. C’était notre partenaire en Syrie. C’est par lui que transitaient tous les montants éventuellement versés pour assurer la sécurité des transports de nos employés et des matériaux. On découvre qu’il travaillait également pour la DGSE, contre rémunération. Il explique qu’il récoltait du renseignement par ses contacts à chaque franchissement de barrages routiers, ces check-points dressés par les groupes armés sur les routes. Il apparaît que l’Etat était parfaitement au courant : pour passer ces barrages, il fallait payer. Mais on n’en sait pas plus, et Tlass n’a jamais été entendu par la justice. D’où ma question : comment a été utilisé l’argent que Lafarge lui versait ? Dans quelles poches s’est-il envolé ? A-t-il financé Daech avec des fonds de Lafarge ou avec ceux remis par les services secrets français ? La justice n’a pas apporté de réponse à cette question. L’enquête privée commanditée par LafargeHolcim au cabinet d’avocats américains Baker McKenzie, après les premières révélations de la presse en 2016, non plus.
Vous estimez que cette enquête interne, qui a alimenté le dossier judiciaire, n’a pas été menée correctement ?
Le cabinet d’avocats s’est contenté d’interroger une poignée de personnes et d’évaluer les montants financiers éventuellement payés aux terroristes, des chiffres [les sommes seraient proches de 15 millions d’euros mais la justice américaine n’en a retenu que 5,4] qui à l’époque ont nourri l’histoire et les médias, et ont focalisé la justice. Je considère que cette enquête est orientée, qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout, ni sur le terrain ni dans l’analyse des éléments découverts. Les enquêteurs privés n’ont pas interrogé Firas Tlass.
En octobre, aux Etats-Unis, Lafarge a reconnu avoir financé le terrorisme et a accepté de payer une amende de 778 millions de dollars. Que pensez-vous de cette décision ?
Lafarge, désormais propriété de l’entreprise Holcim, a obtenu par ce "plaider coupable" un abandon des poursuites par la justice américaine contre une reconnaissance de culpabilité et le paiement d’une amende. Pour moi, cela constitue une grave atteinte à la présomption d’innocence, d’autant plus qu’aucun des anciens dirigeants de Lafarge n’a été entendu dans le cadre de l’enquête américaine. On est en cours d’instruction en France et je pense que le fait d’avoir plaidé coupable, le fait d’avoir communiqué à l’époque au mépris des dirigeants mis en cause et au mépris de la recherche de la vérité, est extrêmement dommageable et condamnable. Voilà, j’espère que la suite du dossier permettra à Holcim et sa filiale Lafarge de regretter ce qu’ils ont fait.
Quand vous étiez PDG de Lafarge, et vous l’avez été pendant huit ans de 2007 à 2015, vous aviez des rendez-vous avec François Hollande et son staff à l’Elysée ou avec des ministres. Mais dans les comptes rendus de ces rencontres, qui ont été versées au dossier, il n’est jamais fait mention de la Syrie. N’est-ce pas contradictoire avec ce que vous dites aujourd’hui sur l’imbrication des relations entre la multinationale et l’Etat ?
Si l’entreprise a été infiltrée, c’est à mon insu. C’est aussi pour cela que je cherche à comprendre pourquoi je n’ai pas su, pourquoi j’ai ignoré les faits dont on m’accuse jusqu’à ce qu’un jour, dans une réunion, on me parle d’une perspective d’accord avec Daech. C’était fin août 2014 et dans l’heure, j’ai décidé la fermeture et l’évacuation de l’usine. Mais jusqu’à ce moment-là, je ne le savais pas. Il est vrai que compte tenu de mes fonctions, j’avais un certain nombre de rencontres avec de hautes autorités de l’Etat. Jamais l’une d’entre elles ne m’a parlé de la Syrie.
Et jamais vous n’avez eu d’alerte, ni du ministère des Affaires étrangères, ni du ministère de la Défense, ni de l’Elysée ?
Nous avons eu une seule note, qui n’est pas arrivée sur mon bureau mais sur celui d’un de mes collaborateurs. Je l’ai découverte dans le dossier. Elle date du 2 mars 2012, est signée du directeur du cabinet du ministre des Affaires étrangères et évoque la situation compliquée en Syrie et notant aussi le besoin d’un effort humanitaire. Notre usine à Jalabiya contribuait énormément à l’activité économique et à la sécurité matérielle des collaborateurs et de toutes les parties prenantes autour.
On a néanmoins du mal à imaginer que le PDG de Lafarge, même s’il a dans son périmètre d’activités quelque 70 pays, ignore ce qui se passe dans une Syrie en proie à la guerre civile.
Je n’ai pas dit que j’ignorais ce qu’il s’y passait. J’ai dit que j’ignorais tout des paiements à des groupes terroristes et des activités de l’Etat dans notre usine. Bien entendu, j’avais des comptes rendus réguliers sur ce qui se déroulait là-bas, j’étais particulièrement préoccupé de la sécurité de nos employés. J’avais même dit dès juillet 2013 à mon collaborateur direct : "Si tu penses qu’il faut fermer l’usine, n’hésite pas à me le demander, l’usine sera alors fermée."
Dès 2012 est pourtant évoqué en interne le fait que des taxes doivent être payées pour que les camions arrivent et partent de l’usine. Il ne s’agit pas encore de Daech, mais d’Al-Nusra, alors affilié à Al-Qaeda. Est-ce que ça ne présuppose pas que vous soyez au courant et que vous validiez les paiements ?
Ça ne le présuppose pas parce que, là encore, il y avait un système de délégation en place chez Lafarge, chaque responsable en connaissait l’étendue. C’est en fonction de cette délégation que mes collaborateurs directs pouvaient prendre leurs décisions seuls ou me solliciter. Je crois qu’à la période dont vous parlez, la zone était contrôlée par les Kurdes. Et donc ce n’était pas un sujet à l’époque. Ce qui l’était, c’est quand la sécurité des gens était menacée. Et quand, effectivement, il y a eu un potentiel de paiement à des groupes terroristes.
Vous vous opposez depuis le début de l’affaire à votre collaborateur direct, Christian Herrault, alors directeur général adjoint notamment en charge de la Syrie, concernant le point précis des versements, dont il affirme vous avoir informé. Est-ce toujours le cas ?
Je n’ai pas rencontré Christian Herrault depuis le début de l’enquête et le premier article qui est sorti sur cette affaire. Je ne suis pas maître de ses propos. Nous avons un différend sur ce sujet. Il ne m’a jamais informé de paiements à des groupes terroristes et je pense avoir beaucoup de raisons pour expliquer pourquoi je n’étais au courant de rien.
Vous aviez un directeur de la sûreté qui était en contact quasi permanent avec des hommes du renseignement en France et qui dit avoir informé sa chaîne hiérarchique des graves difficultés sur le terrain syrien. Mais vous n’étiez toujours pas au courant ?
Je ne sais pas si Jean-Claude Veillard faisait remonter aux services les informations qu’il voulait bien donner ou si on lui demandait d’aller en chercher. J’ai plutôt l’impression qu’on l’envoyait à la pêche, dans le cadre d’une organisation assez structurée et durable. Mais il y avait aussi semble-t-il des actions de renseignement sur place, en Syrie, ce qui est un élément totalement nouveau. Si j’avais été mis au courant, c’est que la DGSE aurait mal fait son travail.
Et pourquoi les services secrets auraient agi à découvert avec certains de vos collaborateurs, et pas avec vous ?
Je n’en sais rien. Ce qui est certain c’est que dans ma position de PDG du groupe, je me serais interrogé sur le risque de mettre en danger la sécurité de mes collaborateurs et cela aurait pu m’amener à refuser à collaborer.
Vos cadres qui ont échangé avec les services ont mis les salariés de Lafarge en danger ?
Je ne veux pas juger. C’est une situation très compliquée sur laquelle je demande que la lumière soit faite. Je ne veux pas juger. Tout ce que je sais, c’est que le jour où j’ai entendu parler d’un accord en perspective avec Daech, fin août 2014 comme dit plus tôt, j’ai immédiatement décidé de la fermeture de l’usine. Et à l’époque, je ne savais pas que les services de l’Etat étaient impliqués dans l’usine.
Il a fallu néanmoins plusieurs semaines avant que l’usine ferme réellement, jusqu’à ce qu’elle soit attaquée par Daech, le 18 septembre 2014.
Il n’y avait plus qu’une trentaine de personnes dans l’usine alors qu’il y avait en temps normal quelque 600 collaborateurs. Donc vous avez raison, on ne sait pas encore tout ce qui s’est passé entre fin août 2014 et le 18 septembre.
Si la justice finit par étayer le fait que les services français auraient recruté des personnes de Lafarge pour obtenir des renseignements sur le terrain et auraient été informés de tout, est-ce que cela vous dédouane d’une quelconque infraction pénale ?
Je ne sais pas, je l’espère. Pour l’instant, le plus important pour moi, c’est qu’on sache exactement ce qui s’est passé. Il y a encore plein de questions sur lesquelles il n’y a pas de réponse.
Vous dites ne pas avoir été informé par vos collaborateurs que votre groupe entretenait des relations financières avec les terroristes en Syrie. Avec le recul, n’est-ce pas le signe qu’il y a eu un petit problème dans la gouvernance que vous aviez mise en place ?
Je regrette de ne pas avoir été mis au courant plus tôt.
Le processus d’information à votre attention était en place, mais à quoi pouvait-il servir si vous assurez ne pas lire vos mails et les comptes rendus des comités de sûreté mensuels que vos collaborateurs vous adressaient ?
Vous pouvez mettre tous les systèmes en place, si quelque chose ne fonctionne pas, ça ne fonctionne pas. Aucun système n’est infaillible. C’est vrai que j’ai toujours dit à mes collaborateurs que je ne lisais pas les documents quand j’étais en copie des mails. Ce qui comptait pour moi, c’était l’information que je recevais de mon collaborateur le plus direct. Ma porte était toujours ouverte, c’est comme cela que je fonctionnais. C’est à cela que je me suis tenu. Et sur la Syrie, je l’ai vu régulièrement. Donc j’ai fait mon travail de patron. Et si j’en avais eu connaissance en amont, j’aurais arrêté nos opérations en Syrie plus vite.
Vous ne regrettez pas de ne pas vous être dit : "Je vais finir par lire les mails qu’on m’adresse" ?
Si vous lisez les mails pour lesquels vous êtes en copie et qui ne vous sont pas forcément adressés, vous déresponsabilisez les gens. C’est un sujet de management qui n’est pas complètement évident. Mais je pense avoir fait correctement mon travail.
D’autres ne l’ont pas fait correctement en tout cas, à vous entendre.
Il y a eu une conjonction d’actions qui ont fait qu’effectivement, l’information n’a pas circulé comme elle aurait dû.
L’enquête semble en douter. Par exemple, quand vous adressez un mail aux équipes syriennes après une avarie en disant "Bravo, le four recommence à fonctionner", cela semble signifier que vous suivez de très près ce qui se passe dans l’usine.
Non, c’était juste que j’avais eu l’information, et je souhaitais saluer la reprise, parce que je savais que la baisse d’activité était vécue comme une situation difficile.
Les membres du conseil d’administration de Lafarge ne vous posaient pas de questions sur ce qui se passait en Syrie, alors que la guerre civile déchirait le pays et qu’un puissant groupe terroriste commettait des atrocités ?
Je faisais généralement un rapport d’activité assez bref au début de chaque conseil et parfois je mentionnais la Syrie. Mais c’est vraiment le genre de question qu’il est facile de poser après. Si on se resitue dans la période, en prenant à la fois en compte la volatilité de la situation et de la rébellion, ainsi que la radicalisation progressive de certains groupes, il était extrêmement difficile d’avoir une information fiable sur le moment.
Votre ancien groupe ne vous soutient pas, puisqu’il vous a assigné avec plusieurs autres collaborateurs de l’époque devant le tribunal de commerce afin de faire réparer un "préjudice moral et financier" ainsi qu’un "préjudice de réputation" qu’il évalue à environ 200 millions d’euros. Quels sont vos commentaires ?
C’est à se demander si Holcim n’a pas un intérêt à ce que sa filiale Lafarge et ses collaborateurs soient condamnés…
Finalement, n’avez-vous pas introduit le loup dans la bergerie en favorisant en 2015 l’alliance avec Holcim ? Les Suisses ont fini par avaler les Français…
Non, pas du tout. Ce projet était intéressant et je l’ai poussé au prix de mes fonctions, que j’ai dû quitter à l’époque. Ce que je n’accepte pas, c’est que Holcim dise aujourd’hui que j’ai pu lui cacher quelque chose au moment de la fusion. Je ne pouvais pas lui cacher des informations que je n’avais pas ! En 2017, le président de Holcim, Beat Hess, disait d’ailleurs ne pas douter de ce que Bruno Lafont déclarait. Et en 2022, il m’a assigné devant la justice civile.
Comment se sont comportés à votre égard vos homologues, présidents de grosses sociétés, avec les premières révélations de la presse en 2016 ?
Quand l’affaire est sortie, je suis tombé de ma chaise. Ça a été un coup extrêmement dur. Cela fait sept ans que ma vie est sur pause à cause de ça, même si je n’ai pas perdu l’envie de me battre. Mais je ne pense pas avoir perdu d’amis, et je ne parle pas uniquement au sein de mes pairs. Cela dit, dans cette situation on est seul. Il faut garder son sang-froid, rester humble, être à l’écoute et ne pas accuser inutilement le reste de la terre. Voilà, c’est la raison pour laquelle j’ai gardé le silence pendant très longtemps.
Vous avez pu échanger avec les dirigeants d’entreprises françaises qui ont quitté la Syrie au moment du déclenchement de la guerre, contrairement à Lafarge, qui est la dernière à être partie ?
Il y avait très peu d’entreprises françaises sur le terrain. L’une [Total] est partie parce qu’elle avait des relations avec l’Etat syrien, et il lui était impossible de continuer. Les autres avaient une présence plus légère, souvent purement commerciale et localisée autour de Damas. Ce ne fut pas difficile pour elles de quitter le pays. Nous, nous étions dans une zone qui, loin de la capitale, s’est trouvée pendant longtemps à l’écart des turbulences. Et d’ailleurs, je pense qu’une des raisons pour lesquelles l’Etat s’est intéressé à nous, c’est que le site de l’usine était vraiment un endroit stratégique pour la coalition antiterroriste et pour la France. C’est pour cela, je crois, que les autorités nous ont, a minima, encouragés à maintenir nos activités en Syrie. Mais quand je dis nous, ce n’est pas moi, ce sont mes collaborateurs qui étaient en relation avec elles, avec les ambassadeurs et les autres administrations.
Est-ce que cette affaire ne révèle pas la schizophrénie de l’Etat qui d’un côté utilise la situation pour obtenir du renseignement qu’il n’arrive pas à avoir par ses propres moyens, et de l’autre, n’assume pas ses actions dès qu’une enquête judiciaire est lancée ?
Je ne sais pas si je qualifierais cela de schizophrénique, mais on est bien dans le cas que vous décrivez. Contre l’entreprise pour laquelle j’ai travaillé pendant trente-cinq ans, qui a toujours mis en avant la sécurité de tous ses collaborateurs, sont portées des charges très graves et absurdes, du financement du terrorisme à la complicité de crimes contre l’humanité. Je pense également, bien sûr, à mes anciens collaborateurs.
@Libération