Delhaize : "Nous sommes face à une vision du capitalisme beaucoup plus dure, dont nous n’avons pas l’habitude en Belgique"
Que penser de la crise qui touche l’enseigne depuis six semaines ? Marek Hudon (ULB) donne des pistes d’analyse.
/s3.amazonaws.com/arc-authors/ipmgroup/9ebfc707-2a00-47c9-bd7b-34a252d84686.png)
Publié le 18-04-2023 à 08h30 - Mis à jour le 18-04-2023 à 15h54
L’enseigne Delhaize reste au centre de toutes les attentions depuis sa décision, dévoilée le 7 mars dernier, de franchiser ses 128 supermarchés. La mobilisation est longtemps restée forte, mais s’est étiolée ces derniers temps à coups, souvent, d’injonctions d’huissiers qui forçaient les piquets de grève à cesser leur action. Il n’en reste pas moins que 21 magasins intégrés étaient encore portes closes lundi, dont 14 sur 22 à Bruxelles.
Que penser de toute cette crise, qui enregistrera peut-être une éclaircie à la faveur de la réunion de conciliation prévue ce matin ? Marek Hudon, Professeur à la Solvay Brussels School (ULB) propose plusieurs pistes d’analyse.
Comment en est-on arrivé là ? Delhaize, en fait, n’est plus vraiment Delhaize depuis la fusion avec le Néerlandais Ahold annoncée en 2015, alors présentée “entre égaux”.
“Delhaize, c’était un actionnaire familial historique” rappelle-t-il. L’enseigne s’est alors “internationalisée et est entrée dans une logique financière forte. Il y a aujourd’hui une distance entre le lieu de décision et le lieu d’activité, ce qui peut donner ce sentiment de déshumanisation, notamment, dans un groupe qui n’est plus du tout une entreprise familiale belge comme on a pu la connaître par le passé”.
Exigences de rentabilité
Delhaize ne joue donc plus vraiment dans la même division. “Le groupe Ahold Delhaize est un groupe international notamment détenu par des fonds d’investissement comme BlackRock. Ces fonds d’investissement vont avoir des exigences de rentabilité qui sont ce qu’elles sont.”
Et comme l’a justement évoqué Delhaize, le modèle intégré n’est plus ce qu’il y a de plus rentable, selon sa propre analyse. Bref, il y a une logique… financière dans cette approche.
“Cette logique financière peut certainement crisper quand on voit que le groupe a annoncé au début de l’année qu’il allait racheter des actions pour un montant d’un milliard d’euros. Ce rachat d’actions est vu plus comme une perspective de faire passer une partie des résultats financiers vers les actionnaires”, poursuit Marek Hudon.
Privilégier l’actionnaire, plutôt que de réinvestir une partie de ces résultats financiers par exemple dans des projets de développements. “La personne qui décide est loin et répond à des enjeux qui font l’objet de discussions avec des fonds d’investissement et leur logique financière. Nous sommes face à une vision du capitalisme beaucoup plus dur, dont nous n’avons pas l’habitude avec notre modèle de concertation sociale à la belge.”
De la concertation, il doit en être question ce mardi. “C’est évidemment une étape importante qui va avoir lieu”, note le Professeur à la Solvay Brussels School. “Ce n’est bien entendu pas la première fois que l’on recourt à un conciliateur social en Belgique et dans le secteur de la grande distribution. En 2018, il y a eu des négociations entre direction et syndicats dans le groupe Mestdagh, qui ont abouti grâce au rôle important joué par le conciliateur social.” Ce n’est pas vraiment nouveau, et cet outil peut fonctionner pour autant qu’il y ait une volonté de surmonter les différends.
Usure
“Ce qui est dommage, c’est le timing.” Voilà en effet trois semaines que le dernier round de discussions entre direction et syndicats, a eu lieu sur le plan de franchise, avec un constat d’échec qui a conduit le politique à pousser le ministre Dermagne à envoyer un conciliateur social. L’annonce du plan, c’était il y a six semaines.
“Du coup, il y a une certaine usure et une certaine crispation. Il y a donc des positions qui vont être plus tendues par rapport à une conciliation qui serait intervenue plus tôt. La mission ne va pas être facile”.
Reste que Delhaize ne donne aucun signe d’assouplissement. La direction doit estimer que sa décision est en quelque sorte “logique vu l’évolution du secteur”.
“C’est sans doute ce raisonnement qui explique que la direction ne recule pas et que cette solution lui paraît inéluctable dans le cadre d’une logique financière”.
Et le client ?
“Avec plus de concertations, la direction aurait pu rassurer par rapport à une transition vers un autre modèle. Avec des conventions collectives différentes, cela peut conduire à des risques, à des peurs de la part du personnel. Dans le cas présent, c’est un modèle d’économie de marché plus rugueux qui a été appliqué”, souligne encore Marek Hudon.
Reste l’attitude du client. De plus en plus de consommateurs sont sensibles au concept ESG (Environnement, Social et Gouvernance) et pourraient questionner la dichotomie du groupe entre son discours et la réalité. Le commerce, “c’est une offre globale”.
“Pourquoi aller dans un magasin plutôt qu’un autre ? Il y a bien entendu le prix mais il n’y a pas que cela. Il y a aussi des variables sociétales. Il y a le contact client qui peut jouer aussi”, estime-t-il. “Tout le monde ne retournera pas tout de suite chez Delhaize. Mais peut-être que tout le monde reviendra plus tard. C’est difficile à prédire dans un secteur qui change tellement vite”.