Philippe De Koster : "En Belgique, une partie du capital de grandes entreprises pourrait se retrouver aux mains de groupes criminels"
Corruption, blanchiment… la Cetif, cellule de traitement des informations financières, sonne l’alerte.
- Publié le 03-06-2023 à 07h08
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L’Invité Eco | Philippe de Koster est président de la Cetif, la Cellule de traitement des informations financières, depuis 2016. S’appuyant sur des effectifs d’une soixantaine de personnes, cette autorité administrative indépendante est chargée de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. La Cetif reçoit des signalements de la part de diverses professions, amenées à constater des mouvements financiers suspects : banques, notaires, experts-comptables…
L’activité principale de Philippe de Koster est sa fonction d’avocat général à la Cour de cassation. Il est d’ailleurs entouré de deux présidents suppléants à la Cetif : Christophe Reineson et Bart Van Hulst.
Depuis le début de sa carrière, Philippe de Koster baigne dans le milieu de la criminalité financière. De 1995 à 1998, il est détaché à la Commission européenne, dans l’unité de lutte anti-fraude, notamment pour combattre la fraude au budget européen.
“Stéphane Steinier s'intéressait à une énorme fraude. Je suppose que c’est ce qui lui a valu de se faire assassiner.”
Il a également eu une brève carrière politique. De 2001 à 2003, Philippe de Koster est chef de cabinet adjoint du ministre de la justice, Marc Verwilghen. C’est justement en 2003 qu’il rejoint la Cetif, comme président suppléant. Avant de devenir président effectif, en 2016.
Durant sa carrière de magistrat, il a occupé les fonctions d’avocat général à l’auditorat général et au parquet général de Mons. Aujourd’hui, il occupe cette même fonction à la Cour de cassation. Interrogé sur les dossiers médiatisés dans lesquels il a été impliqué, il cite le meurtre du journaliste Stéphane Steinier. “Il s’intéressait à une énorme fraude impliquant des ouvriers du bâtiment mis au chômage et travaillant au noir, déclare-t-il. Je suppose que c’est ce qui lui a valu de se faire assassiner.”
Alors que le rapport annuel de la Cetif sort ce samedi, son président nous commente son contenu. Certains constats, liés au trafic de drogue et au risque de corruption, font froid dans le dos…
Le rapport de la Cetif indique que la corruption en lien avec le trafic de drogue constitue “une menace majeure pour l’État de droit”. En outre, les avocats et policiers “risquent également d’être recrutés dans le trafic de stupéfiants”. On y est, l’État de droit est réellement menacé en Belgique ?
Regardez ce qui se passe dans certains pays d’Amérique latine. On peut se demander si l’État ou le gouvernement sont encore en mesure d’assurer l’État de droit. Chez nous, on a évoqué une tentative d’enlèvement du ministre de la Justice. Quand on en arrive à ce stade-là, on peut légitimement se poser des questions, et heureusement on l’a fait, sur l’urgence de la réponse à donner.
Il y a un vrai risque de basculement chez nous, comme dans certains pays d’Amérique latine ?
Le risque n’est pas nul, bien loin de là.
Le rapport évoque aussi un risque d’infiltration des structures légales par l’argent du blanchiment…
Tout criminel, qui a blanchi son argent, essaye de lui rendre une légalité, par exemple en investissant dans de grandes sociétés ou grands groupes. Pas nécessairement pour commettre de nouvelles infractions, mais pour en retirer un bénéfice supplémentaire.
"On appelle les notaires à la vigilance, à poser les bonnes questions.”
Il y a donc un risque d’achat d’actions de grandes sociétés belges par des criminels ?
Oui, il y a un risque de participation des criminels au capital de grandes sociétés en Belgique. C’est l’étape ultime du blanchiment : l’argent criminel retrouve une forme de légalité. Cela veut dire que certains leviers économiques pourraient se retrouver aux mains de grands groupes criminels.
Le risque est grand en Belgique ?
On ne peut pas ignorer ce risque, même s’il n’a pas été documenté. Notre rôle est également de rédiger des analyses de risque du blanchiment d’argent. On analyse les techniques utilisées, les secteurs à risque, ce qui se passe à l’étranger. Nous n’attendons pas que quelque chose se passe, nous attirons l’attention de façon proactive. En faisant cela, les autorités pourraient réagir et empêcher de telles dérives grâce à nos alertes.
La réaction des autorités belges a-t-elle été adéquate, jusqu’à présent ?
Je n’ai pas d’opinion personnelle à donner sur l’ampleur des mesures nécessaires, et je ne veux pas décerner un bulletin. Nous attirons l’attention. C’est une décision politique de prendre ou pas en considération nos alertes.
Mais sur la base de ce que vous avez constaté en 2022, il y a une menace majeure pour notre État de droit en Belgique ?
Quand on voit ce qui se passe à Anvers et Rotterdam, si on ne fait rien, à terme, les choses vont se dégrader.
“Il serait bon d’obliger les Belges à déclarer leurs comptes en cryptomonnaie”
Vous appelez aussi les notaires à jouer le jeu. Cette profession ne dénonce pas assez les mouvements suspects ?
Il y a eu une tendance à créer toujours plus de sociétés pour le blanchiment. Dans ce cadre, on appelle les notaires à la vigilance, à poser les bonnes questions. Mais cela ne veut pas dire qu’il y a eu un défaut de déclaration de leur part.
C’est trop simple de créer une société en Belgique ?
Ce ne serait pas trop simple si on donnait aux autorités judiciaires et policières les mêmes facilités pour dissoudre ces sociétés. S’il est si facile de créer des sociétés, que l’on permette aux autorités judiciaires de provoquer leur dissolution. Aujourd’hui, on peut créer une société dormante, qui ne fait rien pendant des mois ou des années. Et puis, tout à coup, on le voit dans les carrousels TVA, il y a une explosion du chiffre d’affaires. On devrait pouvoir dissoudre ces sociétés plus facilement, en cas de sérieux soupçons de blanchiment.
Le rapport dit que l’attention portée à la corruption doit être à la hauteur des moyens financiers des criminels. Il n’y a pas assez de capacités judiciaires ?
L’enjeu de ce rapport n’est pas de montrer les déficiences des autres, mais de mettre l’accent sur la complémentarité qui existe entre la Cetif, la police et la justice. Or il est nécessaire d’allouer, à chacun des trois piliers, les moyens humains ou technologiques suffisants.
"Il faut des moyens technologiques pour pouvoir suivre les transactions réalisées via des cryptomonnaies. Or ces moyens sont fournis par des firmes privées, et cela peut coûter très cher."
Il n’y a pas assez de moyens technologiques à la Cetif ?
Il faut des moyens technologiques pour pouvoir suivre les transactions réalisées via des cryptomonnaies. Or ces moyens sont fournis par des firmes privées, et cela peut coûter très cher. Cela peut être bon marché si on partage les données avec le privé. Mais si on veut être autonome, ça coûte d’autant plus cher.
Que faites-vous alors ?
Pour l’instant, on attend. En Belgique, il n’y a plus de plateforme crypto enregistrée, depuis le retrait de Bit4You. Nous ne recevons donc plus l’alerte de la part de plateformes de cryptomonnaies. Nos collègues français, luxembourgeois, néerlandais peuvent partager des informations sur des opérations effectuées par des clients belges. Mais ces opérations peuvent se faire partout dans le monde et il n’y a pas nécessairement et immédiatement un échange d’informations entre les cellules.
Comment améliorer les choses ?
Nous comptons beaucoup sur la mutualisation des logiciels, qui pourrait intervenir grâce à l’agence européenne de lutte contre le blanchiment d’argent. Mais ce ne sera pas avant 2024 ou 2025. Par ailleurs, en France, les comptes cryptos doivent être mentionnés dans la déclaration fiscale. En Belgique, ce n’est pas le cas. Vous devez déclarer les comptes bancaires détenus à l’étranger, mais pas les comptes cryptos. Il serait peut-être bon d’adopter la même mesure que la France, et ainsi obliger les Belges à déclarer leurs comptes en cryptomonnaies. Cela permettrait d’améliorer sensiblement l’échange de données.
Le chiffre : 53 923 déclarations ou dénonciations
En 2022, la Cetif a reçu 53 923 déclarations de soupçon ou communications d’informations regroupées dans 42 970 nouvelles affaires. Les chiffres sont en hausse, par rapport à 2021 : il y avait eu alors 46 330 déclarations, 35 605 nouveaux dossiers. Les établissements financiers et les notaires sont les professions qui déclarent le plus.