Comment Michelin, leader mondial des pneus, a créé le guide gastronomique le plus renommé au monde ?
Eco$tory | Fans d’automobiles et de cuisine ont un point commun : Michelin. Référence mondiale des pneumatiques, c’est également le cas dans le domaine culinaire grâce au nez fin des deux frères Michelin, fondateurs de la marque.
- Publié le 05-06-2023 à 14h14
- Mis à jour le 19-06-2023 à 17h08
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“Mon steak est trop cuit, on dirait du pneu”, peut-on parfois entendre autour d’une bonne table. Cette phrase n’aura jamais été aussi ironique. Adulé par les amoureux de la gastronomie, parfois craint par les plus grands chefs, le Guide Michelin est depuis plus d’un siècle le plus prestigieux guide culinaire du monde. Et le plus influent. En moyenne, l’affluence d’un restaurant fraîchement étoilé augmente de 27 % sur un an. Les prix aussi montent : une hausse moyenne de 30 % sur le menu. Un livre de poids donc, détenu par une société de… pneumatiques. Comment ces deux chemins se sont-ils croisés ? Grâce à l’ingénieuse stratégie commerciale d’André Michelin et son frère Édouard.
Un marketing avant-gardiste
Au cours de leur vie, les deux frères ont toujours eu du flair. Souvent surnommés les “génies du caoutchouc”, les Michelin, constatant la popularisation grandissante du vélo dans la société, se lancent dans le business des pneumatiques en 1889 sous l’appellation “Michelin&Cie”. Ils s’installent à Clermont-Ferrand (dont le siège social n’a pas bougé depuis) et mettent au point le premier pneu démontable, réparable en seulement quelques minutes. Les deux inventeurs sont tellement confiants de leur fabrication que deux ans plus tard, ils créent la “Michelin internationale Paris-Clermont”. Une course cycliste jonchée de clous pour faire crever les pneus des coureurs pendant le parcours et ainsi montrer l’efficacité du produit.
"Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui"
Mais un autre marché vient rapidement aux oreilles des deux frères. Alors qu’il y a moins de 2400 voitures en France à cette époque, André et Édouard Michelin décident de s’attaquer au secteur automobile. Un pari fou pour l’époque mais qui porte ses fruits, notamment grâce à une idée marketing qui va les amener loin. Lors de l’exposition universelle de Paris de 1900, le premier Guide Michelin est écrit en guise de préface “Cet ouvrage paraît avec le siècle, il durera autant que lui”.

Un guide publicitaire gratuit destiné aux automobilistes, comprenant des adresses de garagistes, médecins, hôtels, dépôts de carburant, mais aussi des indications pour changer un pneu, entretenir le véhicule, etc. Tirée à 35 000 exemplaires, la première édition est distribuée en cadeau lors de l’achat de pneumatiques. Aucun restaurant n’y est encore répertorié, les frères ont une autre logique. Une logique simple : plus des personnes utilisent leur voiture, plus ils usent leurs pneus. Donc, plus de ventes et de profits.
”L’homme ne respecte vraiment que ce qu’il paye”
Sans surprise, le Guide Michelin devient un outil indispensable pour les automobilistes. Mais la gratuité du livre a des conséquences et André Michelin l’a vite compris. La légende raconte qu’alors qu’il se rendait chez un distributeur de pneus, l’industriel s’est insurgé en voyant que son livre était utilisé pour caler une table. Il aurait alors affirmé “l’homme ne respecte vraiment que ce qu’il paye”. Un dicton pris à la lettre puisqu’en 1920, le Guide devient payant. Plus aucune publicité, mais les frères décident de valoriser les hôtels et d’ajouter les restaurants. Une stratégie commerciale cohérente puisque seuls les plus aisés pouvaient se permettre de se déplacer une voiture et donc de consommer dans les établissements.
Six ans plus tard, le Guide commence à récompenser les meilleures tablées en ajoutant “l’étoile de bonne table”. Mais ce n’est que pour l’édition 1931 que la première classification telle qu’on la connaît voit le jour, accompagné officiellement du métier d’“inspecteur Michelin”. Le début d’une longue compétition entre les chefs des plus grandes institutions culinaires.

Les étoiles brillent, les ventes moins
Si le Guide Michelin bénéficie d’une aura sans précédent depuis sa création, les ventes ne suivent plus depuis les années 2000. Selon son éditeur, le Guide rouge s’est vendu à plus de 35 millions d’exemplaires entre 1900 et 2017. Un chiffre à prendre avec des pincettes puisque 32 000 exemplaires ont été achetés en France en 2022, contre 124 000 encore en 2005. D’après les estimations de l’institut GFK, les ventes ont coulé à 62 % en seulement dix ans, la faute à la révolution numérique. La version Benelux, comme celle des Pays-Bas, n’est d’ailleurs disponible qu’en version numérique à ce jour.
L’arrivée d’internet fait mal au Guide rouge, et les réseaux sociaux n’arrangent en rien les affaires. Tout le monde peut donner un avis en ligne qui peut être lu par des milliers de personnes. Gwendal Poullennec, patron du guide depuis 2018 et dans la compagnie depuis 2003, l’a bien compris et met son évolution numérique et son expansion à l’échelle mondiale comme priorités absolues. Un avis partagé par le PDG de Media Participations Vincent Montagne, membre de la famille Michelin. La société est entrée au capital en 2021 et sa filiale MDS distribue les guides rouges depuis une vingtaine d’années. Plusieurs déclinaisons voient donc le jour : États-Unis, Canada, Turquie, Argentine… Mais le Guide s’attaque aussi au marché asiatique. Un nouveau pari gagnant : en 2007, le Guide Michelin Tokyo s’est vendu à 500 000 exemplaires en seulement quelques jours.

Un partenariat avec Tripadvisor
Pour la question du numérique, le directeur du Guide a pensé à tout. Un an après sa prise de fonction, le célèbre Bibendum s’est associé avec le leader mondial de l’avis des consommateurs en ligne Tripadvisor pour que les recommandations des inspecteurs soient publiées sur leur site.
Ces stratégies commerciales permettent au Guide rouge de ne pas être un gouffre financier pour la marque, dont les spécialistes doutent de sa rentabilité. Mais fort de son influence, le guide garde cette image de prestige avec les années, aussi bien de la part des consommateurs que des chefs. Un portrait d’excellence que l’entreprise aime associer avec son activité principale (les pneus).
Cette dernière se porte d’ailleurs particulièrement bien puisqu’en 2022, le géant mondial du pneumatique a dégagé un bénéfice net de 2,01 milliards d’euros, avec un chiffre d’affaires en progression de 20,2 % sur un an.