L'entreprise russe Gazprom envoie ses propres mercenaires combattre en Ukraine
Depuis février 2023, plusieurs éléments indiquent que le géant des hydrocarbures russes financerait ses propres mercenaires. Une entreprise guerrière qui suscite l’ire du groupe Wagner.
- Publié le 05-06-2023 à 15h18
:focal(1682.5x1130:1692.5x1120)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/ipmgroup/Q4TDJYDDNJHRVEH5BPESXTJ3RM.jpg)
Gazprom, entreprise pétrolière et patron de guerre ? Depuis le début de la guerre en Ukraine, et plus particulièrement ces derniers mois, l’action des mercenaires du groupe Wagner a été largement décortiquée. Mais ces supplétifs du Kremlin ne sont pas les seuls paramilitaires à se partager le marché russe de la guerre : depuis février 2023, plusieurs éléments indiquent que le géant des hydrocarbures russe Gazprom entretiendrait sa propre branche de mercenariat. L’entreprise, qui affichait ces dernières années son nom dans tous les stades européens, en qualité de partenaire de la Ligue des champions (contrat rompu par l’UEFA en février 2022) , sponsorise désormais des groupes paramilitaires d’après plusieurs médias anglo-saxons et différents éléments rassemblés par CheckNews. Jusqu’à envoyer certains de ses employés. Ce qui n’a pas manqué de susciter les critiques véhémentes d’Evgueni Prigojine, le patron de Wagner.
L’arrivée de l’entreprise dans le secteur de l’entrepreneuriat combattant reste assez surprenante. Certes, la majorité des capitaux de Gazprom appartiennent à l’Etat russe, et ses liens avec le Kremlin sont plus qu’étroits. L’entreprise s’est d’ailleurs illustrée lors du conflit par des campagnes marketing fleurant bon la propagande et moquant l’augmentation des prix du gaz en Europe de l’ouest. Mais de là à participer aux batailles ?
Un vivier d’employés de sécurité
Les premières traces d’un tel engagement remontent au 7 février 2023 (même si d’après les informations du Financial Times, des hommes seraient envoyés en Ukraine par Gazprom depuis 2022), quand le renseignement militaire ukrainien (GRU) rapporte que le groupe Gazprom Neft créerait sa propre société militaire privée. CheckNews a retrouvé l’original du décret brandi par le GRU sur le site du gouvernement russe qui publie les documents officiels, attestant donc de son authenticité. Le document mentionne également que le groupe russe s’allie à une autre entreprise, Staff-Center, qui finance à 30 % l’initiative.
De nombreux canaux, russes comme ukrainiens, font le lien entre Staff-Center, l’organisation de l’oblast d’Omsk mentionné dans le document, et une société de sécurité de Saint-Pétersbourg, Staff-Alliance, aussi appelé "le groupe Staff". Les quatre fondateurs de cette entreprise (dont les pedigrees et les moustaches sont affichés sur le site de la boîte) sont tous passés par les services de sécurité du Kremlin, à l’image de son patron Mikhail Timofeev, vétéran du renseignement et du contre-renseignement russe, dont on retrouve de nombreuses interviews dans des journaux locaux de Saint-Pétersbourg. Créé dans les années 90, Staff revendique sur ses réseaux sociaux et sur son site de "protéger les plus grandes entreprises de Saint-Pétersbourg et de Russie et [assurer] avec succès leur sécurité", en citant Nissan, Ikea ou encore… Gazprom.
D’après les éléments rassemblés par différents médias anglo-saxons comme la BBC Russian, le Wall Street Journal et le Financial Times, c’est dans ce vivier d’employés de sécurité que Gazprom trouverait ses mercenaires. Des hommes qui auraient été enrôlés volontairement lors de campagnes de recrutement menées auprès des gardes de différents sites de Gazprom. Leurs motivations ? La promesse de paies généreuses, d’être équipés et formés, d’après le Financial Times. Le Wall Street Journal se fait néanmoins l’écho d’un ancien membre du ministère de l’Energie russe qui explique que certains de ces gardes étaient menacés de licenciement face à cette "offre" qu’ils ne pouvaient visiblement pas refuser.
Au moins quatre unités différentes
Les motivations de Gazprom restent néanmoins floues. Les chercheurs interrogés par le WSJ et le FT émettent plusieurs hypothèses. Cette entreprise guerrière, potentiellement menée par jeu politique, s’inscrit dans le développement plus général de diverses sociétés militaires privées (SMP, ou PMC en anglais, pour "private military company") qui pourraient avoir pour but d’éviter à l’Etat russe d’avoir recours une nouvelle vague de mobilisation (impopulaire et ayant déclenché une fuite massive des hommes mobilisables) tout en alimentant une armée russe monstrueusement consommatrice de ressources humaines.
Par ailleurs, il faut vraisemblablement parler de "PMC" de Gazprom au pluriel (ce qui n’est pas le propre de Gazprom, Wagner étant aussi largement hétérogène). Les éléments rassemblés par CheckNews, le FT et la BBC Russian montrent au moins quatre unités différentes, dont on trouve plus ou moins de traces : Potok ("vapeur"), Fakel ("torche"), Alexander Nevsky et Plamya ("flamme").
Certaines compagnies militaires privées ont pu être utilisées comme des "planques" par le gotha russe pour éviter les engagements trop dangereux, ou pour simplement protéger des infrastructures. Il ne semble pas que cela soit le cas pour celles de Gazprom, dont les hommes sont présents sur le front ukrainien.
Une diatribe filmée
On dispose de quelques informations sur Potok grâce à un hommage posthume rendu sur le réseau social VK à l’un de ses membres, Erast Yakovenko, un vétéran des guerres de Tchétchénie, tué au combat à 53 ans près de Bakhmout le 24 avril 2023. Ou encore grâce à l’interrogatoire d’un prisonnier russe blessé (dans une vidéo filmée par des soldats ukrainiens qui viole la convention de Genève, vers laquelle nous ne renverrons donc pas), où le captif explique être un ancien garde de Gazprom qui a intégré Potok. Il prétend également que Potok serait placée sous le commandement d’une autre compagnie militaire privée assez ancienne et dont l’existence a été plus largement documentée, Redut, créée avant la guerre de Géorgie en 2008. Une structure très proche du ministère de la Défense russe.
Une chose est certaine, l’initiative ne plaît pas beaucoup au patron de Wagner, Evgueni Prigojine, qui a multiplié en avril les vindictes contre Potok, qu’il assimile explicitement à Gazprom, mais aussi contre Redut. Dans une diatribe filmée (sa marque de fabrique), Prigojine peste contre leur manque d’entraînement, d’organisation, de matériel, mais aussi contre leur faiblesse sur le terrain, notamment sur les flancs près de Bakhmout où ces autres organisations auraient abandonné leurs positions. Jeu politique contre des organisations concurrentes ou critique fondée ? Difficile à dire. Néanmoins, quelques jours plus tard, une vidéo filmée par des hommes en uniformes se revendiquant du "bataillon" Potok et affichant leur lien avec Gazprom lançait un appel au dirigeant russe, Vladimir Poutine, en dénonçant pêle-mêle le leadership désastreux de leur groupement, un contrat avec Redut qu’ils auraient été obligés de signer alors qu’on leur promettait un engagement dans l’armée régulière, leurs problèmes logistiques les ayant amenés à quitter leur position à Bakhmout, mais aussi les menaces qu’ils auraient subies de la part de Wagner un peu plus tôt en avril. Un récit là aussi plausible, cohérent avec la version de Prigojine, mais impossible à vérifier.