"Le lobbying du privé a porté ses fruits": coup dur pour l'audiovisuel public français et ses revenus publicitaires
Un rapport parlementaire préconise la suppression totale de la publicité sur les chaînes de télévision publiques de 20 heures à 6 heures. Nicolas Kaciaf, spécialiste de l’économie des médias, décrypte les enjeux d’une telle proposition.
- Publié le 09-06-2023 à 13h03
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Nous sommes le 5 janvier 2009 et, comme le voulait Nicolas Sarkozy, toutes les publicités ont été bannies de 20 heures à 6 heures du matin sur les chaînes télé du service public. Toutes ? Non ! Jusqu’à ce jour, des messages promotionnels intercalés entre les nombreux programmes des chaînes de France Télévisions sont toujours visibles en prime-time. Comment est-ce possible ? La raison est en partie sémantique. Car si la loi du 5 mars 2009 – elle était toujours en examen au moment de la fin de la pub – interdit bien la diffusion de "messages publicitaires" entre 20 heures et 6 heures, elle autorise toujours la diffusion des "parrainages" qui permettent aux annonceurs de vanter leurs marques – certes, selon des règles plus strictes – avant et après les émissions.
"Une réelle confusion" pointée par Jean-Jacques Gaultier (LR) et Quentin Bataillon (Renaissance), deux députés qui ont présenté mercredi 7 juin en commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale un rapport "sur l’avenir de l’audiovisuel public". Dans ce document, parmi 29 autres propositions, ils préconisent la suppression totale de la publicité et des parrainages de 20 heures à 6 heures, "dans l’esprit de la loi de 2009". Selon les députés, le parrainage et la publicité numérique de 20 heures à 6 heures représentent "près d’un tiers" des recettes publicitaires de France Télévisions. Pour "compenser ces pertes de recettes" les parlementaires veulent affecter "à l’euro près" une fraction du produit de la taxe sur les services numériques. Mais pour France Télévisions, qui a réagi mercredi auprès de l’AFP, cette suppression totale de la publicité "n’est pas une bonne solution". Selon l’entreprise, cette mesure ne profiterait pas aux chaînes privées, qui la réclament, mais plutôt "aux plateformes américaines" comme Netflix ou YouTube.
Nicolas Kaciaf, maître de conférences à Sciences-Po Lille et coauteur d’une Histoire politique et économique des médias en France (éd. la Découverte) décrypte les enjeux et les dessous d’une proposition qui promet d’agiter le secteur des médias pour les semaines à venir.
Que vous inspire la proposition des députés de supprimer totalement la publicité sur France Télévisions de 20 heures à 6 heures ?
Depuis une vingtaine d’années, il y a un jeu de va-et-vient concernant les modalités de financement du groupe France Télévisions avec, à chaque fois, une incertitude quant aux réelles motivations des gouvernants et du pouvoir politique face à cette mesure. D’un côté, il y a des arguments démocratiques : l’Etat considérant que le service public n’a pas à dépendre d’investisseurs privés parce que cela ne correspondrait pas à ses missions. Mais d’un autre côté – et on l’a bien vu récemment avec l’échec du projet de fusion entre TF1 et M6 –, on sait qu’il y a aussi un lobbying très fort de la part des entrepreneurs privés de médias pour que les dépenses publicitaires n’aillent pas au service public.
Les grands groupes considèrent que c’est une concurrence déloyale puisque les médias publics ont d’autres sources de financement. La suppression de la publicité sur ces chaînes est donc aussi un moyen pour eux de capter davantage de recettes dans un contexte où ces dépenses en publicité se sont dispersées avec l’explosion des grandes entreprises du numérique américaines comme Netflix. Et donc j’ai le sentiment, mais ça, ce sont les investigations journalistiques qui pourront le déterminer, que de ce point de vue là le lobbying du privé a porté ses fruits.
L’audiovisuel public aura-t-il les moyens de se financer avec cette amputation d’un tiers de ses recettes publicitaires, qui s’ajouterait, si elle a lieu, à la récente suppression de la redevance audiovisuelle ?
C’est sûr que la congruence de ces deux changements interroge. Le financement publicitaire, c’est quelque chose qui relève uniquement de la responsabilité des chaînes, en toute autonomie. Si elles sont performantes, elles bénéficient de plus de recettes publicitaires et peuvent être moins dépendantes des pouvoirs publics pour leurs financements. De son côté, la redevance permettait une pérennisation des financements, puisque ça ne dépendait pas d’arbitrages à Bercy. Donc si on supprime la publicité et la redevance, ça rend les chaînes de télévision et de radio du service public structurellement plus dépendantes du bon vouloir du pouvoir politique, de l’exécutif. A moins que l’on crée de nouveaux dispositifs qui permettraient d’amoindrir cette dépendance.
De fait, cette évolution du mode de financement des entreprises de service public rend suspect tout changement dans la programmation. Par exemple, on ne peut s’empêcher de penser que la récente transformation en hebdomadaire de C’est encore nous, l’émission de Charline Vanhoenacker sur France Inter, est liée à une forme de désaccord politique.
Dans l’absolu, est-ce une bonne chose pour le service public de se passer de la publicité ? Est-ce que ça fonctionne à l’étranger ?
Il n’y a pas de rapport automatique entre indépendance et modalités de financement. Jusqu’ici la France est dans une position un peu intermédiaire parmi les médias publics européens. Il y a des pays où les chaînes sont intégralement financées par l’impôt et des pays où elles sont davantage financées par la publicité. Je pense aux chaînes allemandes qui ont relativement peu de publicité et qui sont peu prises dans des affaires de collusion. Contrairement à l’Italie, par exemple.
Mais effectivement, dans un monde idéal, la suppression de la publicité sur les chaînes de service public correspond à leur vocation de ne pas dépendre d’intérêts privés et d’être les médias de la collectivité au service de l’intérêt général. Reste que ce n’est pertinent que s’il y a un ensemble de garde-fous qui garantissent l’indépendance effective vis-à-vis de l’exécutif.