"Il faudra plusieurs années pour restaurer l’image de Delhaize auprès du grand public"
La marque au lion a annoncé au début de cette semaine le passage sous franchise, en octobre prochain, des 15 premiers supermarchés de son parc de 128 points de vente. Relançant du même coup la contestation sociale. Le professeur Marek Hudon décrypte les enjeux des prochains mois.
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- Publié le 12-08-2023 à 08h06
- Mis à jour le 12-08-2023 à 08h50
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Delhaize a avancé ses pions au début de cette semaine, en annonçant qu’une première vague de 15 magasins – sur son parc de 128 supermarchés intégrés – passerait en octobre prochain au modèle de la franchise. Le distributeur l’a fait au travers d’une communication assez inédite en dévoilant le nom et le parcours des futurs franchisés. Une stratégie à double tranchant, comme nous l’explique Marek Hudon, professeur à la Solvay Brussels School (ULB).

Décryptage en cinq points des enjeux des mois à venir pour l’enseigne au lion.
1. Un tournant dans la stratégie de communication de Delhaize ?
”En termes de communication, Delhaize opère un véritable recadrage. On était jusqu’à présent dans un face-à-face entre la direction d’une multinationale et des syndicats. Là, on recadre le débat en faisant entrer d’autres acteurs dans la pièce, en l’occurrence des franchisés. En donnant les noms et en précisant les parcours de ces futurs franchisés, Delhaize personnifie sa démarche et change de perspective, en laissant entendre que ce n’est plus le siège social de l’entreprise qui sera à la manœuvre mais bien ces entrepreneurs locaux”, explique Marek Hudon.
Pour ces franchisés, la situation va être très compliquée car les exposer dans le contexte social actuel est périlleux."
Des futurs franchisés qui sont déjà dans le collimateur des organisations syndicales qui estiment qu’ils vont servir les intérêts de Delhaize au détriment de ceux du personnel. “Ces futurs franchisés sont, en effet, assimilés par le grand public et les syndicats au narratif de Delhaize, à la vision et à la stratégie du groupe. Ils sont dès lors stigmatisés au même titre que l’enseigne. Et donc même si ce recadrage en termes de communication de Delhaize est assez original, pour ces franchisés, la situation va être très compliquée car les exposer dans le contexte social actuel est périlleux. Quand on voit la succession des événements cette semaine, depuis l’annonce par Delhaize, et que l’on fait la balance, je ne suis pas certain que la démarche soit vraiment positive, même pour Delhaize”, ajoute notre interlocuteur.
2. La prime de 1.500 euros brouille-t-elle le message de Delhaize ?
Un autre point a attiré cette semaine l’attention : le versement au personnel des points de vente qui passeront sous franchise d’une prime unique de 1 500 euros. “C’est une forme de compensation qui ne dit pas son nom. Cela peut sembler paradoxal alors que dans la communication de Delhaize et des nouveaux franchisés, il est précisé que la convention 32 bis sera maintenue, garantissant le statut du personnel et les droits travailleurs. Et que la réaction des travailleurs est dès lors perçue par l’employeur comme émotionnelle. Mais cette prime suggère implicitement qu’il y aura quand même un effet négatif pour le personnel. Et on le sait, les modes d’organisation au sein d’un magasin intégré ne sont pas les mêmes qu’au sein d’un franchisé. Les business models sont différents”, précise le professeur de la Solvay Brussels School. Cette prime brouille donc le message de Delhaize. “Et les syndicats auront beau jeu de dire que 1 500 euros, cela ne pèse pas grand-chose sur l’ensemble d’une carrière”, ajoute Marek Hudon. Pour ce dernier, “à un moment, Delhaize va devoir mettre de l’eau dans son vin” et bétonner davantage les garanties d’emploi et les conditions sociales et salariales sur le moyen et le long terme. “Cette prime est sans doute un premier signe. Si cette crise perdure, la direction devra un moment lâcher du lest.”
3. Cette crise va-t-elle laisser des traces sur l’image de Delhaize ?
Pour l’académique, c’est évident : Delhaize traînera un bon moment le poids de cette crise. “Quand on analyse l’impact sur les ventes d’entreprises plongées dans des crises qui portent sur des questions de responsabilité ou d’éthique, on voit qu’il est variable et qu’il s’inscrit davantage sur le court terme que sur le long terme. Mais il est évident qu’en matière de réputation et de perception pour le grand public, les jeunes et les futurs employés, la marque Delhaize sera durablement abîmée. Il faudra plusieurs années et des coûts de communication importants pour restaurer cette image de marque auprès du grand public. Aujourd’hui, la perception est celle d’un grand groupe qui, parce qu’il a les reins suffisamment solides, se soucie insuffisamment des réalités locales propres à la Belgique”, ajoute Marek Hudon.
Cela va renforcer l'idée qu'il y a quand même des moyens dans cette entreprise mais qu'ils sont utilisés prioritairement pour mieux rémunérer les actionnaires."
Ce dernier estime ainsi que Delhaize pourrait dès lors être perçu comme un employeur nettement moins attractif, notamment pour la jeune génération dont on sait qu’elle porte une attention particulière aux concepts de responsabilité, d’éthique ou de développement durable. “C’est une génération qui est plus critique par rapport à certains modèles d’entreprise. On le voit par exemple avec le secteur énergétique. Certains grands groupes investissent massivement dans les énergies renouvelables mais le fait qu’ils continuent à être présents dans les énergies fossiles complique leur vie en tant qu’employeur.”
4. Quid au niveau de l’impact de cette crise sur la stratégie du groupe ?
Pour Marek Hudon, cette crise n’ébranlera pas fondamentalement le groupe Ahold Delhaize, ni ne le fera dévier de son cap stratégique. L’impact financier de la crise belge sur les résultats financiers du géant belgo-néerlandais est, il est vrai, assez limité. “Certains observateurs laissent penser que le groupe pourrait opter pour une nouvelle politique de rachat d’actions en 2024 comme ce fut le cas début 2023. Cela va renforcer l’idée qu’il y a quand même des moyens dans cette entreprise mais qu’ils sont utilisés prioritairement pour mieux rémunérer les actionnaires, alors que des mesures sont dans le même temps prises pour contourner la loi Renault sur le plan social en cas de restructuration”, ajoute-t-il. Bref, l’image d’un groupe qui aurait donné la priorité à une logique purement financière.
5. Quelle est la marge de manœuvre du politique ?
Le blocage social étant total, le ministre Pierre-Yves Dermagne (PS), en charge de l’Économie et du Travail, va tenter, la semaine prochaine, de remettre direction et syndicats autour de la table. Mais concrètement, face à une multinationale privée, que pourra-t-il faire ? “Ce qui est compliqué, c’est le contexte électoral à moins d’un an des élections. Il n’y aura plus beaucoup de cadeaux dans ce gouvernement composé de partis différents qui n’ont pas tous la même conception de l’économie de marché et de la nécessité ou non de la réguler. Si ce gouvernement ne peut pas aboutir à de grandes réformes permettant d’éviter cette course actuelle vers le bas d’un point de vue social, ce serait bien que cela fasse au minimum l’objet d’un débat de campagne où l’on discuterait des différentes options possibles pour l’avenir”, précise encore Mark Hudon. Et de conclure : “L’instabilité, comme on le voit chez Delhaize, n’est bonne pour personne, ni pour les employeurs, ni pour le personnel. Le rôle du politique, c’est d’essayer que la concertation sociale, véritable socle de notre système social, fonctionne correctement et qu’elle permette d’aboutir à une stabilité économique”.