"L’aéroport de Liège est considéré comme le trou noir de la contrebande chinoise en Europe"
Entreprises qui utilisent des "techniques de trafiquants de drogue" pour berner les douaniers belges, menace pour notre industrie et désastre écologique : rien ne va dans le projet du géant chinois Alibaba à Bierset, selon le professeur de la VUB Jonathan Holslag. "Nos politiques ont fait preuve d’une grande naïveté".
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- Publié le 24-08-2023 à 07h59
- Mis à jour le 24-08-2023 à 09h43
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Nous sommes le 5 décembre 2018. Luc Partoune, alors CEO de l’aéroport de Liège, la Région wallonne et le gouvernement fédéral belge signent un accord historique avec le géant chinois Alibaba. Le but ? Faire de l’aéroport wallon le hub européen de la plateforme de commerce en ligne. On parle alors de la création de 900 emplois directs et de nombreux autres indirects. Le monde politique se félicite : cette arrivée chinoise sera aussi favorable aux PME wallonnes qui pourront plus facilement exporter vers l’immense marché chinois, affirme-t-on alors.
Pour Alibaba, Bierset a l’avantage d’être très bien situé et d’autoriser les vols de nuit. "D’autres pays européens, comme les Pays-Bas, étaient intéressés, mais ils se sont vite rendu compte que le rapport avec les Chinois était complètement déséquilibré et ont retiré leur candidature", analyse Jonathan Holslag, professeur de politique internationale à la VUB. En Belgique, on était dans un contexte d’euphorie et de naïveté politique qui a caractérisé la période durant laquelle Charles Michel (MR) était Premier ministre. C’était l’époque où l’on voulait créer des jobs à tout prix."
"L'arrivée d'Alibaba est en contradiction totale avec les engagements de nos politiques de redéployer une économie locale, verte et circulaire en Belgique et Wallonie.”
"Alibaba à Liège est un échec"
Le professeur l’affirme sans ambages, près de cinq ans plus tard, Alibaba à Liège est "un échec". En plus d’être une "catastrophe écologique", le projet nuirait aussi à notre économie, selon une étude publiée sur son blog. Le "tsunami" (sic) de produits "bon marché" en provenance de la Chine ferait ainsi beaucoup de mal à notre tissu industriel, "victime de cette concurrence déloyale". Le déséquilibre commercial entre la Belgique et la Chine s’accentue, selon lui. .Ces trois dernières années, les exportations belges aériennes ont diminué et entraînée 60 millions d’euros de perte et en même temps les exportations chinoises sur notre territoire ont augmenté de 600 millions d’euros. Cette arrivée des Chinois est aussi en contradiction totale avec les engagements de nos politiques de redéployer une économie locale, verte et circulaire en Belgique et Wallonie". De plus, selon M. Holslag, Alibaba n’aurait pas tenu ses engagements d’aider les entreprises belges à exporter vers la Chine. "Dans cette optique, les Chinois avaient promis la création d’un bureau en Belgique pour promouvoir les produits made in Belgium. On ne voit toujours rien. Seules quelques entreprises comme JBC ou Colruyt, qui a vendu ses Cara Pils via Alibaba en Chine, et les grands groupes pharmaceutiques ont profité de ce deal".
"Économiquement on ne peut pas survivre"
En attendant, Cainaio, le bras logistique d’Alibaba, s’est déployé, avec l’inauguration de son premier entrepôt, d’une taille de 30 000 m2 en novembre 2021. D’autres suivront. La machine est lancée. "Juridiquement, cela va être très compliqué de sortir de cette affaire, poursuit le professeur de la VUB. On est l’otage d’une situation qu’on a créé nous-mêmes. Mais c’est la même chose au port de Zeebruges où la balance commerciale est aussi complètement défavorable pour d’autres raisons, Veut-on devenir un pays qui ne propose plus que des emplois dans la logistique ? Économiquement, on ne peut pas survivre ainsi. Cela reste très important d’être un pays ouvert au reste du monde, d’être une porte d’entrée en Europe. Mais on doit pouvoir le faire en imposant une concurrence plus équilibrée et en retrouvant une industrie innovante. "
"Une grande quantité de contrefaçons, voire de produits dangereux"
L’autre grande critique de M. Holslag vient du problème du contrôle de ces colis venus de Chine. "Alibaba explique qu’ils utilisent l’intelligence artificielle pour détecter les contrefaçons vendues sur sa plateforme. Mais dans les faits, ces contrôles sont quasi inexistants : il y a une grande quantité de contrefaçons, voire de produits dangereux pour la santé ne respectant pas les normes européennes qui sont vendus via Alibaba". Une fois arrivés sur le sol belge, les douaniers seraient "submergés" par cette quantité de colis transitant par l’aéroport. Le volume opéré par Alibaba à Liège est passé de 385 000 colis en 2017 à 650 millions en 2021, selon l’étude du professeur. "Moins d’un cinquième de la marchandise venue de Chine est contrôlé. Certaines entreprises chinoises sont très habiles pour faire passer des contrefaçons et éviter les taxes à payer. On retrouve ainsi parfois des téléphones portables dans un colis mentionnant des briquets. Les douaniers m’ont expliqué que certains commerçants chinois étaient mieux organisés et inventifs que les trafiquants de drogue".
"Nos voisins commencent à s’inquiéter"
Actuellement, 300 douaniers travaillent à l’aéroport de Liège. Selon le professeur, il en faudrait 1000, soit plus de trois fois plus, pour pouvoir assurer les contrôles à Bierset. "Ce n’est pas faisable pour notre gouvernement et ce serait une dépense supplémentaire pour le contribuable belge". Selon M. Holslag, cette situation commence à inquiéter nos voisins. J’ai eu des contacts avec les services douaniers français Ils disent que Liège est le trou noir de la contrebande chinoise en Europe. C’est un jugement très clair. Cela montre que notre pays ne prend pas ses responsabilités par rapport à cet afflux de marchandises chinoises. Les instances européennes commencent à regarder cela de près aussi".
"Des entreprises de plus en plus agressives"
Enfin, toujours d’après le professeur, on se tromperait en pensant qu’Alibaba est une entreprise privée comme une autre. "Officiellement, ce n’est pas une entreprise d’État. Mais dans les faits elle est dirigée par le gouvernement chinois qui l’utilise comme façade pour pouvoir écouler les marchandises chinoises à travers le monde, coûte que coûte. La situation économique compliquée en Chine ne fait qu’accentuer cette nécessité. Privées d’un marché interne chinois moribond, beaucoup de PME chinoises seraient prêtes à tout pour exporter leurs produits, via Alibaba. "C’est une question de vie ou de mort pour elles. Elles sont de plus en plus agressives." D’après Jonathan Holslag, nos décideurs politiques feraient bien de s’inspirer… de la Chine. "Cela peut paraître paradoxal, mais la Chine a une vraie vision stratégique de son économie. En Belgique, on a l’impression qu’on ne voit que le court terme, avec une mentalité "de prendre ce qu’il y a à prendre." On doit pouvoir voir plus loin et nos politiques doivent être moins naïfs".
Cet entretien a provoqué les réactions, de Charles Michel, du groupe Cainiao, le bras logistique d’Alibaba présent à Bierset et de l’aéroport de Liège.