Chris Smalls, l’homme qui défie Amazon : “J’espère que Jeff Bezos restera plus longtemps dans sa fusée la prochaine fois”
Le jeune Américain a créé le premier syndicat au sein du géant de la distribution aux États-Unis. De passage en Belgique, il dénonce les conditions de travail chez Amazon. “Certains employés sont obligés de dormir dans leur voiture”. Rencontre.
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- Publié le 14-09-2023 à 08h03
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Avec son look de rappeur, Chris Smalls ne passe pas inaperçu. Le jeune homme de 35 ans, fondateur du premier syndicat au sein du géant de la distribution Amazon, est une véritable star aux États-Unis. L’ancien ouvrier est l’invité régulier des plus grands plateaux de télévision et a été repris dans le top 100 des personnes les plus influentes du magazine Time.
Récemment, il a même été invité à la Maison blanche où il a rencontré le président Joe Biden. Une entrevue qui a fait pas mal de bruit : Chris Smalls était vêtu d’une veste avec le slogan “Eat the Rich” (”Mangez les riches”). “Je voulais montrer que les gens qui sont vêtus comme moi, qui parlent comme moi, ont aussi leur place à la Maison Blanche, explique-t-il. Il existe une très forte discrimination raciale chez Amazon. Dans les hangars, l’immense majorité des employés d’Amazon sont des gens de couleur, des immigrés. Mais près de trois quarts des managers sont blancs. Le président Biden m’a dit que ma révolte était positive, que j’étais un “bon problème” ('good trouble'). Mais, vous savez, je ne suis pas très branché politique. Que ce soit les démocrates ou les républicains, personne n’a rien fait pour améliorer notre situation. On doit créer une troisième voie, un véritable parti des travailleurs”, développe celui qui était invité au festival Manifestia ce week-end à Ostende avant de partir à la fête de l’Humanité dès ce vendredi au sud de Paris. Il aussi fait un passage à Bruxelles. “J’aime bien cette ville cosmopolite : lundi ressemble à vendredi ici. Tout le monde a l’air de prendre du bon temps”
Le président Biden m'a dit que ma révolte était positive, que j'étais un "bon problème".
Chris Smalls est comme ça. Il a son style vestimentaire, son franc-parler et ne se laisse jamais marcher sur les pieds. “J’ai grandi dans une communauté dans le New Jersey où l’espérance de vie pour un jeune homme noir est de 25 ans. Je suis béni d’être toujours vivant. Quand on est une personne de couleur aux États-Unis, on sait qu’on devra se battre toute sa vie pour ses droits. On n’a pas le choix”. Lorsqu’il est engagé chez Amazon en 2015, rien ne prédestine pourtant cet ancien rappeur (”J’avais 19 ans, ma musique est vieille maintenant, mais peut-être que je m’y remettrai un jour”) à devenir leader syndical.

A ses débuts chez Amazon, Chris Smalls est affecté au centre de distribution JFK8 sur Staten Island à New York où il travaille dans un immense hangar avec 8 000 ouvriers pour y trier des colis. Amazon est un géant mondial, mais il l’est surtout dans son pays de création. Le distributeur est le deuxième employeur privé des États-Unis avec près d’un million de travailleurs répartis sur une centaine de sites. “J’étais bon dans mon job, poursuit l’Américain, mais c’était épuisant. On devait marcher entre dix et douze heures par jour, avec seulement trente minutes de pause à midi. Tous les jours, des ouvriers se blessaient vu la quantité de colis à transporter. Personne ne reste longtemps dans ses hangars, tant les conditions de travail sont difficiles.” Le tout pour un salaire minimum “non indexé depuis des années. Avec l’explosion du coût de la vie, de nombreux ouvriers sont obligés d’avoir un deuxième emploi ou l’aide de l’Etat pour survivre. Certains sont même sans abri et dorment dans leur voiture avant d’aller au boulot. En Europe, les conditions de travail sont identiques, voire parfois pires. L’exploitation des travailleurs est partout chez Amazon. J’ai entendu que des ouvriers étaient payés dix euros de l’heure en Grande-Bretagne. C’est ridicule, comment voulez-vous vivre avec cela”.
J'ai grandi dans une communauté dans le New Jersey où l'espérance de vie pour un jeune homme noir est de 25 ans. Je suis béni d'être toujours vivant.
Un événement mondial va changer le destin du jeune américain. En mars 2020, les premiers cas de coronavirus sont identifiés parmi les travailleurs du hangar de la Staten Island. Chris Smalls s’inquiète pour la sécurité du personnel. Il contacte la direction, demande à ce que le site soit temporairement fermé pour être désinfecté de fond en comble. Mais Amazon ne bouge pas. Le 30 mars, Chris manifeste avec plusieurs autres ouvriers et convoque la presse. Le jour même, il est licencié. Officiellement pour ne pas avoir respecté les mesures de quarantaine. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. L’ex-ouvrier décide de créer un syndicat, le premier chez Amazon aux États-Unis. L’idée peut paraître banale en Europe, mais elle s’apparente à un vrai parcours du combattant de l’autre côté de l’Atlantique. “Aux États-Unis, seulement 6 % des employés sont syndiqués. C’est l’un des pays où c’est le plus compliqué au monde pour organiser la défense des travailleurs. Nous n’avons pas l’expérience, les ressources financières, l’expertise qu’on peut retrouver dans certains pays comme la Belgique, poursuit M. Smalls. On passe la plupart de notre temps à éduquer les travailleurs, à les informer de leurs droits qu’ils ne connaissent pas. Les syndicats ne sont pas toujours bien vus et on doit créer une relation de confiance avec les travailleurs. On doit aussi être plus inclusifs dans notre lutte”.
On a réussi à faire comprendre que le seul ennemi chez Amazon, c’est le patron."
Aux États-Unis, pour “syndicaliser” une entreprise, ou plutôt un site d’entreprise, il faut obtenir un vote majoritaire des employés. Le processus passe ainsi par une véritable campagne “électorale” où tous les coups semblent être permis. “Les multinationales n’hésitent pas à dépenser des millions de dollars pour dénigrer les syndicats. On fait croire aux employés qu’ils risquent d’être virés, qu’ils vont perdre une partie de leurs salaires et des avantages si un syndicat rentre dans l’entreprise. La première chose qu’ils disent quand vous êtes engagés chez Amazon, c’est qu’il faut voter contre les syndicats. L’entreprise a dépensé des fortunes pour essayer de nous stopper. Ils ont essayé par tous les moyens, via la police, la justice, le gouvernement,… Amazon a même payé 10 000 dollars par jour des consultants “antisyndicaux”. Sans succès. Ils ont essayé de diviser les travailleurs, mais ils ont échoué”. Le syndicat Amazon Labour Union est finalement fondé le 20 avril 2021, un syndicat qui vit grâce aux donations et dont Chris Smalls est le président. On a réussi à faire comprendre que le seul ennemi chez Amazon, c’est le patron”.
Jeff Bezos me connait et je suis convaincu qu'il est préoccupé par ce qui est en train de se passer.
Un patron qui, à l’époque, se nomme Jeff Bezos, avec qui Chris Smalls ne partira jamais en vacances. Le fondateur d’Amazon ne dirige plus l’entreprise depuis 2021, mais il en reste l’actionnaire principal et le président du conseil d’administration. Dès le début du conflit social chez Amazon, un e-mail de la direction fuite dans l’entreprise. Les managers écrivent que Chris Smalls n’est “ni malin ni éloquent” et qu’ils souhaitent donc en faire “le visage de la contestation” pour pouvoir mieux la combattre. “C’est du racisme. Cela reprend les stéréotypes sur les noirs américains, pas très malins et incapables de s’exprimer. Jeff Bezos a signé cela. Ils ont voulu me détruire mais ils ont eu l’effet inverse. Je suis plus déterminé que jamais à les défier”.
Le leader syndical n’a pourtant jamais rencontré l’un des hommes les plus riches de la planète. “Mais je vis dans sa tête (rires). J’ai eu l’occasion d’interpeller M. Bezos lors de l’assemblée générale des actionnaires d’Amazon cette année. Ils m’ont donné trois minutes. Il me connaît et je suis convaincu qu’il est préoccupé par ce qui est en train de se passer. On vient d’installer un nouveau syndicat en Californie et on va continuer dans tous les États-Unis. Ce n’est pas que moi le cauchemar de Bezos, mais tous ses employés qui ont été exploités pendant tant d’années et disent maintenant : On en a marre”.
Mon dernier achat sur leur site était un mégaphone le jour où j'ai été viré.
La publicité faite autour des loisirs onéreux du milliardaire aura même servi les intérêts du syndicat. “Je n’ai jamais autant recruté de membres que quand Jeff Bezos a fait son premier vol de tourisme dans l’espace. Il s’amuse avec sa fusée, achète un yacht à plus de 500 millions de dollars. Et ses travailleurs ne reçoivent que les miettes des profits mirobolants que fait Amazon depuis la crise du Covid. C’est choquant. J’espère que Jeff Bezos va rester plus longtemps dans sa fusée la prochaine fois. Pour moi, il peut même faire un voyage simple vers une autre planète”.

Le leader syndical n’est pas pour un boycott d’Amazon. “Il faut être conscient que si vous achetez via cette plateforme, vous donnez surtout de l’argent à l’homme le plus riche du monde, et quelque part vous tuez les petits commerces. Mais je comprends très bien que pour beaucoup de gens, c’est très facile et accessible d’acheter via Amazon. On ne veut pas tuer l’entreprise, mais qu’elle respecte mieux ses travailleurs. Personnellement je n’achète plus rien chez Amazon. Mon dernier achat sur leur site était un mégaphone le jour où j’ai été viré”. Chris Smalls a d’autres combats. Récemment, il s’est rendu à Cuba où il y a rencontré le président Miguel Diaz-Canel. “En tant que leader syndical américain, il est important de s’indigner contre l’embargo qui touche ce pays. Ce n’est pas une question de politique : mon devoir est de m’insurger contre une violation des droits humains”. Mais n’est-ce pas aussi soutenir un pouvoir que certains considèrent encore comme une dictature ? Aucun gouvernement n’est parfait. Mais la vraie dictature, ce sont les États-Unis, avec son nombre affolant de sans-abri, cette pauvreté et ses inégalités qui explosent, le non-accès aux soins de santé. Depuis la fin du Covid, je n’ai jamais vu autant de violence, de tirs dans mon quartier”. Il soupire. “J’ai quatre enfants et je veux éviter qu’ils vivent dans un tel monde. Être une personne de couleur aux États-Unis, c’est la chose la plus dure que vous puissiez imaginer”.