Béatrice de Mahieu (BeCode) : "La Belgique a toujours survalorisé les métiers intellectuels. Ce qui est une erreur"
L'Invitée Eco | Depuis un peu plus d’un an à la tête de BeCode, présente à Bruxelles, Gand, Charleroi et Liège, Béatrice de Mahieu explique comment l’école de codage entend répondre plus efficacement aux besoins spécifiques des employeurs. Entretien.
- Publié le 17-09-2023 à 13h57
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Le 1er septembre 2022, Béatrice de Mahieu ouvrait un nouveau chapitre de son parcours professionnel, mené jusque-là dans le monde des télécoms et de l’innovation (Telenet, Microsoft, Co-Station,…), en devenant directrice d’école. Mais une école d’un genre particulier, qui, depuis sa création en 2017, s’est donné pour mission de rapprocher les “laissés-pour-compte” de la révolution numérique (jeunes en décrochage scolaire, demandeurs d’emploi, migrants,…) et les entreprises qui peinent à trouver les talents (codeurs, développeurs web, analystes de données,…). Il s’agit de l’école de codage BeCode, aujourd’hui implantée dans quatre grandes villes belges (Bruxelles, Gand, Charleroi et Liège). “Nos sociétés ne sont pas à la hauteur des enjeux d’éducation, d’inclusion, de diversité, de mise à l’emploi. On doit changer ça et BeCode peut clairement y contribuer”, nous confiait-elle au moment de prendre la tête d’une équipe de 52 personnes. Un an plus tard, Béatrice de Mahieu se dit “ravie” de mettre sa curiosité (immense) et son énergie (débordante) au service de l’innovation, de l’éducation et de l’inclusion par le numérique. Avec, à la clé, un impact social et économique remarquable. Entretien.
"Nous devenons un partenaire de recrutement pour les entreprises"
Il y a juste un an, vous repreniez les commandes de BeCode, l’école de codage informatique créée en 2017 à Bruxelles. Quel premier bilan tirez-vous de cette première année ?
Sur la base de nos indicateurs d’impact social, l’année 2022 a été la meilleure depuis la création de BeCode, avec 890 apprenants, 23 formations de type long qui sont les plus qualifiantes par rapport à une mise à l’emploi (formation d’une durée de sept mois, NdlR) et 17 formations courtes. Par ailleurs, nous étions, l’an dernier, à près de 81 % de sorties positives. Il s’agit du pourcentage de nos apprenants qui ont décroché un contrat à durée déterminée ou une nouvelle formation. Le taux d’abandon en cours de formation, lui, a été limité à 11 %. Au niveau des types de formation, nous étions surtout focalisés, en 2022, sur les métiers de l’intelligence artificielle (IA) et du Web. Nous avons pu faire, cette année, un vrai basculement avec le lancement national, sur trois de nos quatre campus, de formations en matière de cybersécurité.
La philosophie de BeCode est-elle en train d’évoluer ?
Nous voulons être perçus à la fois comme un partenaire de recrutement pour les entreprises et comme une structure qui aide les apprenants à la mise à l’emploi en répondant aux besoins spécifiques des employeurs. C’est une évolution majeure. Quand j’ai commencé chez BeCode, je me disais : “Je vais gérer une école de codage”. Mais, rapidement, ce rôle d’accompagnement m’est apparu essentiel. Aujourd’hui, notre système d’éducation est encore trop focalisé sur les apprentissages et pas assez sur les besoins des entreprises. En Belgique, on oublie encore trop souvent quelle est la finalité de l’éducation et des apprentissages par rapport à l’emploi, l’innovation et l’économie en général.
Notre ambition est d’ouvrir d’autres sites. J’aimerais, par exemple, que BeCode soit à Leuven, où il y a un écosystème très intéressant avec imec et imec-istart, des grandes entreprises et des start-up, et une volonté de la ville de pouvoir former les gens qui ne rentrent pas dans le moule classique de la KU Leuven."
Quels sont les profils qui suivent les formations chez BeCode ?
Il y a des demandeurs d’emploi de longue durée, que nous essayons de remotiver en les orientant vers des métiers de la tech et du digital. Mais la majorité de nos apprenants ont entre 18 et 26 ans, des jeunes pour qui le système scolaire ou les études supérieures ne convenaient pas. Nous disons à ces jeunes : “Ce qui s’est passé hier n’est pas de ta faute. Mais ce qui va se passer demain est entre tes mains !”. Il y a aussi des réfugiés, qui se trouvent en Belgique pour des raisons politiques. L’an passé, nous avons ainsi accueilli pas mal de personnes d’Ukraine et de Syrie. Nous voulons aussi davantage promouvoir la mise à l’emploi des jeunes filles et des femmes. Dans certaines formations liées au développement Web, nous avons 50 % de filles. Mais sur les formations en cybersécurité et liées aux données, le pourcentage tombe à moins de 25 %. Enfin, nous voudrions accueillir davantage de personnes en situation de handicap mental ou physique. À Gand, par exemple, notre formateur en cybersécurité est aveugle : il travaille sur un écran noir avec un clavier en braille. Nous allons travailler avec l’ASBL DiversiCom sur ce point.
BeCode va-t-il continuer à grandir ?
Quand je suis arrivée, j’ai malheureusement dû prendre la décision, avec le conseil d’administration, de fermer le campus d’Anvers, qui était fortement déficitaire. Nous sommes donc présents, aujourd’hui, à Bruxelles, à Liège, à Gand et à Charleroi. Notre ambition est d’ouvrir d’autres sites. J’aimerais, par exemple, que BeCode soit à Leuven, où il y a un écosystème très intéressant avec imec et imec-istart, des grandes entreprises et des start-up, et une volonté de la ville de pouvoir former les gens qui ne rentrent pas dans le moule classique de la KU Leuven. On y travaille.
N’y a-t-il pas encore des résistances de la part des entreprises à recruter des personnes, souvent issues de la diversité, formées chez BeCode ?
C’est l’aspect qui a le plus changé en l’espace d’un an. Chaque mois, je vois quelque chose qui évolue positivement du côté des entreprises. Nous allons d’ailleurs signer, très prochainement, un partenariat avec une grande banque belge. Ce partenariat ouvrira la voie à l’engagement de personnes formées chez nous en cybersécurité et en IA. Les employeurs savent bien que s’ils veulent continuer à innover, ils devront recruter. Or les profils numériques manquent. Il y a encore 20 000 jobs à pourvoir en Belgique dans les métiers liés aux technologies de l’information et de la communication (ICT), soit 9 % des emplois de ce secteur. Nous commençons aussi à développer des formations, sur mesure et payantes, dans les entreprises. L’idée est de s’adresser à des personnes qui, au sein de leur entreprise, risquent de perdre leur emploi, d’ici un an ou plus, en raison de l’évolution des technologies. Il s’agit de leur offrir de nouvelles compétences utiles dans les métiers de demain. Notre vocation n’est toutefois pas de devenir une Solvay Brussels School. BeCode veut être un acteur central sur le thème de l’employabilité. C’est un concept sur lequel les trois Régions du pays, qui connaissent des réalités différentes sur le marché de l’emploi, peuvent se retrouver.
Des métiers en pénurie, il y en a de plus de plus et dans plusieurs secteurs. Ne faudrait-il pas réfléchir, en priorité, aux causes de ces pénuries ?"
Financièrement, comment se porte BeCode ?
En 2022, nous avons connu un déficit de 450 000 euros. Notre ambition est de revenir à l’équilibre financier. Le budget annuel est d’un peu plus de 4 millions par an. Avec trois sources de financement : il vient pour moitié d’un financement public – au travers de subsides belge et européen – et, pour le solde, du canal philanthropique, que je souhaite d’ailleurs développer dans les années à venir, et de nos partenariats structurels avec les entreprises.
"Le retour financier est nettement supérieur au bon d’État !"
L’intelligence artificielle (IA) s’est imposée comme une tendance lourde dans le monde du numérique, notamment suite à l’explosion de ChatGPT depuis la fin de l’année dernière. En termes d’emploi, l’IA est perçue à la fois comme une opportunité et une menace. En tant qu’école de codage, quel est votre regard ?
L’IA englobe beaucoup d’aspects. À côté de ChatGPT et de l’IA générative, il y a tout ce qui concerne la data. De plus en plus d’entreprises collectent aujourd’hui des données, mais elles ne savent pas toujours très bien quoi en faire. Elles ont donc besoin de personnes formées à la data et à l’IA pour gérer et structurer toutes ces données. Nous avons d’ailleurs réagi très rapidement à ChatGPT. Dès le mois de décembre, le curriculum IA de BeCode a été revu pour intégrer cette dimension de l’IA générative. L’idée a été d’intégrer ces outils pour aider les apprenants à avoir un esprit critique. Quelle doit être, par exemple, la bonne question, ce qu’on appelle le “prompt” en anglais, pour avoir une réponse la plus pertinente possible ? Pour ça, on aura toujours besoin de cerveaux humains.
Le ministre-président wallon, Elio Di Rupo, a suggéré récemment d’assouplir la réglementation sur la régularisation de sans-papiers afin de permettre à ces personnes d’exercer des métiers en pénurie. BeCode forme ce type de personnes. Pourtant, l’idée a immédiatement été rejetée par le Premier ministre, Alexander De Croo, et la secrétaire d’État à l’Asile et à la Migration, Nicole de Moor. Vous pensez aussi que c’est une fausse bonne idée ?
Des métiers en pénurie, il y en a de plus en plus et dans plusieurs secteurs. Ne faudrait-il pas réfléchir, en priorité, aux causes de ces pénuries ? Il y a un “mismatch” entre offre et demande, pour certains métiers, qu’il faudrait mieux comprendre afin de trouver des solutions, notamment en redonnant le goût à ces métiers en pénurie (informaticiens, soignants, enseignants…).
On voit qu’en investissant 1 euro public dans BeCode, on obtient un effet multiplicateur compris entre 3 et 5. L’État, qui fait une économie sur les allocations de chômage et génère de nouvelles recettes fiscales, sort donc grand gagnant."
L’une des raisons réside-t-elle dans le fait que la Belgique et ses responsables politiques ne sont tout simplement pas à la hauteur des enjeux en matière d’éducation, de formation, d’inclusion… ?
En tout cas, la Belgique a toujours survalorisé les métiers intellectuels. Ce qui est une erreur. Dans la tech, par exemple, on se rend compte que n’avoir, au sein d’une entreprise, que des ingénieurs en informatique n’est pas toujours nécessaire compte tenu de la tendance vers le “low code” et le “no code”. On dispose de plus en plus d’outils qui n’exigent plus d’avoir un diplôme en informatique ou en mathématiques appliquées. Les personnes formées chez BeCode sont tout à fait aptes à occuper des postes vacants. J’aimerais que notre système d’enseignement mixte davantage les apprentissages “intellectuels” et “manuels”.
L’année 2024 sera chargée en élections en Belgique. Sur le thème de l’employabilité, que vous placez au centre du projet BeCode, qu’attendez-vous du monde politique ?
Ce que j’aimerais dire aux politiques, c’est de prendre en compte l’impact de l’investissement public dans un projet comme BeCode. On a pu démontrer qu’en investissant dans la mise à l’emploi, dans l’économie et dans l’innovation, on obtenait des résultats. On a fait le calcul, avec BCG, de cet impact sur une période de six ans. On voit qu’en investissant 1 euro public dans BeCode, on obtient un effet multiplicateur compris entre 3 et 5. L’État, qui fait une économie sur les allocations de chômage et génère de nouvelles recettes fiscales, sort donc grand gagnant. Le retour financier est nettement supérieur au bon d’État ! (rire) Je pense aussi que les administrations publiques devraient montrer l’exemple en ne recrutant pas uniquement des profils IT sur base du diplôme. Quand elles décident d’outsourcer l’IT, elles devraient aussi essayer de le faire en Belgique et pas à l’étranger comme c’est trop souvent le cas. On pourrait aussi réfléchir à introduire des incitants financiers pour stimuler les entreprises à avoir un recrutement mixte. On pourrait, par exemple, demander à ce que 20 % des personnes engagées proviennent d’écoles de codage comme BeCode.