Clarisse Ramakers (Agoria) : “Il faut arrêter de dépenser de l’argent pour former des chômeurs longue durée en décrochage”
À l’occasion du centenaire des Fêtes de Wallonie, la directrice d’Agoria dresse le bilan pour sa région. Sans détours.
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- Publié le 18-09-2023 à 08h02
- Mis à jour le 18-09-2023 à 18h11
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Flash-back. 1924, la Wallonie se remet de la Première Guerre mondiale. La grandeur industrielle et le charbonnage commencent à faire partie du passé plutôt que du futur. De son côté, la Flandre entame une nouvelle ère : c’est elle, désormais, le moteur économique du pays.
Aujourd’hui, alors qu’on vient de fêter le centenaire des Fêtes de Wallonie, où en est-on ? Comment enfin sortir de cette éternelle convalescence ? La Wallonie est-elle en crise ? Entretien, pour l’occasion, avec Clarisse Ramakers, directrice générale d’Agoria Wallonie, la fédération des entreprises technologiques.
Alors, comment se porte la Wallonie ?
C’est compliqué, dans le sens où on a à la fois de belles industries structurantes mais où on ressent de plus en plus de concurrence au niveau européen et international. Et le secteur des industries technologiques exporte une grosse partie de sa production, donc les contraintes internationales pèsent beaucoup.
Les tensions avec la Chine jouent sur la Wallonie ?
Ce qu’on voit surtout, c’est l’impact de l’IRA (Inflation Reduction Act) américain sur les industries qui ont des implantations ailleurs qu’en Wallonie. Elles subissent de plein fouet la politique de subsides américaine. Dont les subsides aux consommateurs qui “achètent américain”, en plus des subsides pour les programmes environnementaux. Donc c’est assez compliqué pour nos sièges wallons de maintenir un avantage concurrentiel.
Militez-vous pour plus de soutien public pour concurrencer cela ? Ou pour un lobbying à l’international pour atténuer le soutien américain… mais qui risque d’être compliqué ?
Très compliqué… Et par rapport à l’endettement public, je pense qu’on doit réduire la voilure au niveau des dépenses de l’État et de son fonctionnement. Je crois qu’il existe assez de technologies pour simplifier la vie des fonctionnaires et réduire les frais…
"Il faut peut-être diminuer le nombre de fonctionnaires... Par contre au niveau des subsides, c'est une autre question"
Et réduire le nombre de fonctionnaires ? Il y en a trop selon vous ?
Il faut peut-être diminuer le nombre de fonctionnaires… Par contre au niveau des subsides, c’est une autre question. Il ne faut pas creuser le déficit mais il faut continuer à soutenir la créativité et les invests qui dégagent des bénéfices importants. La France et l’Allemagne dégagent des milliards pour faire face à la concurrence américaine. Au niveau wallon, on a 100 millions pour le budget d’aides à l’investissement et une autre centaine pour les appels à projets sur les batteries et la réduction d’émissions carbone. On ne va pas pouvoir concurrencer les autres États si on ne se dote pas de vrais moyens.
La concurrence est également forte avec les autres États européens ?
C’est clair.
Vous êtes pour une forme de protectionnisme ?
On doit choisir les secteurs que l’on veut garder en Wallonie. On parle de réindustrialisation mais il ne faut pas perdre ce qu’on a déjà également. Il faut maintenir l’industrie existante. Et les investissements stratégiques ne se font pas beaucoup en Wallonie. Pour le moment, on n’a pas trop de licenciements, mais le risque qu’il y en ait d’ici deux ou trois ans existent, s’il n’y a pas d’investissements. Il faut maintenir notre compétitivité.
Il faut changer la législation européenne au niveau du soutien aux entreprises ?
L’Europe ouvre les portes avec le Net Zero Industry Act. Mais il faut les budgets au niveau régional. Et avec la situation budgétaire en Wallonie, c’est très compliqué.
Vous vous réjouissez de l’échec de la réforme fiscale de Van Peteghem, comme certains dirigeants d’entreprises ? Étant donné que la politique de soutien en Recherche et Développement aurait pu en pâtir…
La question avec cette réforme fiscale était de savoir qui allait la payer. L’objectif global d’améliorer le salaire poche des travailleurs, on était tout à fait d’accord. Mais à partir du moment où cette réforme était financée en mettant à mal la compétitivité des entreprises en touchant aux niches fiscales liées aux chercheurs qui font que notre pays est attractif pour la R&D, là, on était contre évidemment.
"On vient de prendre 17% d'indexation automatique des salaires en deux ans... Ça, c'est une réalité. Si on veut rester attractifs pour les cerveaux, ces niches fiscales sont importantes."
Y a-t-il eu des excès avec cet avantage fiscal ?
Je ne sais pas si des entreprises ont abusé de cet avantage mais je sais que le coût du travail en Belgique est très important, qu’on vient de prendre 17 % d’indexation automatique des salaires en deux ans… Ça, c’est une réalité. Si on veut rester attractifs pour les cerveaux, ces niches sont importantes. Et ça touche énormément de domaines.
Vous voulez remettre en question l’indexation automatique des salaires ?
Oui, c’est certain, il faut la revoir.
Les critiques et constats sont récurrents. Vous avez des reproches concrets à faire au ministre de l’Économie wallon, Willy Borsus, ou au gouvernement en général ? Il y a du surplace ? On manque d’ambition ?
Pour être intellectuellement honnête, cette législature a été une législature de crise. La crise sanitaire, les inondations et la crise énergétique. Mais indépendamment de cela, je pense que le problème est dans l’absence de choix. On a des outils qui fonctionnent, des moyens, mais il faut qu’on simplifie le paysage. L’administration doit être partenaire des entreprises et non dans le contrôle à outrance. L’économie bouge, il faut accepter un minimum de risque.
Avec les élections qui arrivent, risque-t-on d’être encore bloqués ?
Ça va être un peu juste pour mettre en place des choses importantes…
On va perdre encore quasiment un an ?
Je pense que oui… On travaille déjà à ce qu’on va pouvoir construire après les élections.
"On manque d'anticipation, donc on est forcément dans une gestion de crise permanente."
On est un peu en crise permanente, non ? Le gouvernement wallon n’a “pas de chance” ?
Il manque peut-être de vision. On a eu la crise énergétique. On a mis en place des nouveaux accords de branche. Un exemple : on veut capter le CO2. Où va-t-on pour les infrastructures sur cette question ? Comment va-t-on le faire ? On a l’impression qu’on manque d’anticipation, donc on est forcément dans une gestion de crise permanente. Et si on ne fait pas de choix, on fait du saupoudrage tout le temps. C’est le pire. Et ce qui se passe pour le moment, c’est qu’on perd du terrain.
Vous parlez de la captation du CO2. Vous y croyez ? Ou on se leurre sur la question ?
On est toujours dans une phase de recherche. On n’est pas encore à la phase “OK, on a la solution”. On doit tester. C’est une des solutions par rapport à la réduction des émissions. Et on pourrait exporter le procédé et la technologie à l’international, si on y arrive.
Question à part : on voit ce patron Australien, Tim Gurner, dire que les salariés sont trop “arrogants”, que depuis le Covid, la culture du travail est partie, qu’il faudrait une forte hausse du chômage pour changer les mentalités… Qu’en pensez-vous, alors qu’on parle de métier en pénurie ?
Je pense qu’il faut surtout arrêter de réduire le travail au salaire poche. C’est beaucoup plus que ça. Mais pour le moment, c’est le seul critère. Pour les demandeurs d’emploi, il y a aussi les questions liées à la mobilité, la question des enfants, les aides connexes comme le tarif social, la réduction des frais de transport publics, l’accès à la culture à prix réduits. Toutes ces aides sont justifiées… mais vous passez du jour au lendemain en on/off avec un emploi…
"Je ne pense pas qu'il y ait trop d'aides mais il faudrait une dégressivité des aides."
Pour vous, il y a trop d’aides ?
Je ne pense pas qu’il y ait trop d’aides mais il faudrait une dégressivité des aides. Et il faut travailler avec les jeunes, avec les écoles. La Suisse a une vraie politique d’insertion des jeunes en entreprises, il y a une émulation, c’est ce qui nous manque.
"On a davantage des problèmes de formation que de motivation. Notamment dans les langues. Et d'incitation pour les personnes éloignées depuis longtemps de l'emploi. Il faut réapprendre à travailler."
Et donc la perte de motivation, ou le changement de valeur face au travail, ce n’est pas un constat que vous partagez ?
On a davantage des problèmes de formation que de motivation. Notamment dans les langues. Et d’incitation pour les personnes éloignées depuis longtemps de l’emploi. Il faut réapprendre à travailler.
Au niveau politique, Elio Di Rupo proposait la régularisation des sans papiers pour répondre à la pénurie de main-d’œuvre. Au fédéral, Alexander De Croo lui répondait plutôt qu’il fallait d’abord penser à la réactivation de chômeurs longue durée… Et vous ?
Précisons d’abord que parfois, les entreprises trouvent des personnes à l’étranger et ont des réelles difficultés à mettre en ordre ces personnes. Il faut simplifier le processus. Ce sont des personnes intégrées et motivées pour qui c’est compliqué, alors que ce n’est que de l’administratif qui bloque. On demande une réflexion sur la politique migratoire. On pense que le modèle canadien est le bon modèle : on travaille sur l’âge, la formation et la motivation des personnes.
L’immigration choisie ?
Oui. Le Canada a assoupli ses règles mais les critères restent précis.
Il faudra peut-être qu'on accepte qu'il y ait une partie des chômeurs longue durée qu'on ne mettra pas à l'emploi. Et donc arrêter de dépenser de l'argent et de l'énergie sur ces personnes là.
Et sur l’activation des chômeurs, que privilégie De Croo ?
Il faut scinder. On sait que les chômeurs longue durée, c’est la cible la plus compliquée. Il faudra peut-être, à un moment donné, qu’on accepte qu’il y ait une partie des chômeurs longue durée qu’on ne mettra pas à l’emploi. Et donc arrêter de dépenser de l’argent et de l’énergie sur ces personnes-là (pour les formations, NdlR), qui sont en décrochage par rapport à la société.
Ils sont “perdus” ?
Je pense… Et c’est une charge pour l’entreprise de les mettre à l’emploi. Mais pour les autres demandeurs d’emploi, il faut simplement réactiver les compétences comportementales, dans le sens d’arriver à l’heure, vivre avec des gens, etc. Et à côté de cela, il y a les demandeurs d’emploi qui ont des compétences obsolètes. Là, il faudrait un peu augmenter leurs allocations à partir du moment où ils suivent des formations consacrées aux métiers en pénurie. On voit que 78 % des gens qui suivent une formation pour un métier en pénurie trouvent un travail dans l’année.
Il y a encore des formations sans débouchés, qui ne sont plus utiles ?
Oui, il faut fermer des formations. Je ne vais pas citer un métier en particulier, mais sur 360 formations disponibles sur le site du Forem, il y en a 230 pour les métiers en pénurie. Ça veut dire qu’il y en a 130 qui pourraient être supprimées.
On paie les formateurs, les demandeurs d'emploi, l'infrastructure de formation, et ça ne mène à rien. Alors qu'il y a des portes ouvertes dans les fonctions critiques. Il faut faire un choix.
Donc les formateurs seront au chômage…
On paie les formateurs, les demandeurs d’emploi, l’infrastructure de formation, et ça ne mène à rien. Alors qu’il y a des portes ouvertes dans les fonctions critiques. Il faut faire un choix.
Les politiques n’écoutent pas ?
Le gouvernement est constitué de trois partis, donc c’est compliqué. Faire des choix, des compromis, c’est devoir aller parfois contre certaines de ses valeurs…
Certains partis mettent des bâtons dans les roues ?
Tous les partis le font à un moment ou à un autre.
Il y a un parti qui correspond le plus à vos valeurs ?
Je soutiendrai le parti qui reprendra le mémorandum d’Agoria (rires).
"La dette est tout simplement énorme en Wallonie. Il y a un sentiment d'urgence. On ne peut pas continuer comme cela."
À propos des transferts Nord-Sud : la Wallonie est-elle trop dépendante du nord ?
La dette wallonne équivaut à 257 % des recettes. C’est 57 % en Flandre. La dette est tout simplement énorme en Wallonie. Il y a un sentiment d’urgence. On ne peut pas continuer comme cela.
Comment éviter que la Flandre attire tous les investissements dans ce contexte ?
On a des avantages. Il faut les exploiter. On a les terrains. Il faut dépolluer, réaffecter, éviter les erreurs comme avec Caterpillar. On n’est plus dans les gros projets, c’est fini cette époque à la Charlie Chaplin. Il faut s’inspirer de la France. Macron, avec la loi industrie verte, a mis 4 points en avant : la formation, la réduction du précompte professionnel, le soutien à l’investissement et la réduction par deux des délais administratifs. À un moment, il faut passer à ça.
Vous avez une interpellation à faire au niveau fédéral ?
Étant donné la complexité, tout discours simpliste devrait être interdit.
Ça va être compliqué…
Oui mais c’est ce qui fait le lit des extrêmes. C’est un danger. On ne se rend pas assez compte de ce que ça génère. C’est ce qu’il y a de pire, et ça pousse à construire des gouvernements “contre” quelque chose plutôt que “pour”. Ça me fait peur. Les sondages posent question…