Pourquoi les grandes familles belges investissent leur fortune dans la brique
Libre Immo | Le Dossier. Ce n’est pas récent. Les Blaton et autres Herpain s’y sont frottés il y a des décennies. Il n’empêche, le poids des fonds familiaux dans le marché immobilier s’alourdit. Surtout dans le résidentiel.
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- Publié le 16-02-2023 à 13h59
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Ils font preuve d'une réserve absolue, n’apprécient pas de voir leur nom dans la presse, préfèrent qu’on ne leur associe pas telle ou telle transaction immobilière, fut-elle prestigieuse.
Par contre, il faut convenir que depuis quelques années - un peu plus de cinq, mais moins de dix -, ils sont loin d’être discrets sur le marché immobilier, l’arpentant dans tous ses replis : bureaux, commerces, logistique, hôtels et logements ; surtout dans les logements d’ailleurs.
Dans des départements exclusifs de grosses boîtes de consultance en immobilier ou au sein de société ad hoc, des professionnels du secteur s’y dédient d’ailleurs entièrement et de façon proactive. Ce qui était moins le cas auparavant.
Mais de qui, de quoi parle-t-on ? De ces fonds d'investissement familiaux versés dans l'immobilier professionnel derrière lesquels on retrouve quantité de familles belges ou étrangères. "Les 500 plus grosses fortunes en Belgique pourraient en avoir", nous confie un interlocuteur. "Ou devraient en avoir", insiste un autre. Bon nombre en ont, en tous les cas : des Lhoist (qui ont baptisé le leur "Urban View"), Van Maercke ("RVM Invest"), Relecom ("Unibra"), Maes ("Alides"), Balcaen ("Baltisse"), des héritiers d'AB-Invest ("Get Stone Invest")… (lire ci-contre).
Analyse avec Olivier Dewit, Head of Private Wealth auprès du consultant en immobilier professionnel CBRE, Adrian Devos et Nicolas Vincent, cofondateurs et co-directeurs de BuyerSide, et Vincent Gérin, CEO d’Anixton.
1. Une flambée d'intérêt relativement récente
Il ne faut pas croire que les grandes familles ne s'intéressent à l'immobilier que depuis peu. Les François (CFE), Blaton, Herpain, Vande Vyvere (Matexi) s'y sont plongées il y a bien longtemps, pour ne citer que quelques-unes qui en ont fait leur métier. Mais leur nombre et leur intérêt ont décuplé ces dernières années - au point que la brique représente désormais jusqu'à 20 ou 25 % du patrimoine total de certaines d'entre elles, voire beaucoup plus. Pour preuve indirecte, en 2018 chez CBRE, la branche "Midcap investment" (investissements de moyenne capitalisation) traitant d'opérations de moins de quinze millions d'euros, a été rebaptisée "Private Wealth" (patrimoine privé).
"A priori, les fonds familiaux ont pour grande qualité de bien s’entourer et de très bien négocier"
Il faut dire que douze années de taux d'intérêt hypothécaires au plancher (2010-2022) sont passées par là et qu'il y a de l'argent en Belgique. "Or, c'est l'effet levier et donc les taux qui dictent leurs achats", notent les quatre experts. "Et l'immobilier est le secteur de prédilection de l'effet levier, insiste Nicolas Vincent. Les grandes familles, dont la fortune est faite et qui se doivent de la diversifier, ont un accès puissant au financement. Elles peuvent s'intéresser à de grosses opérations (de trente à cinquante millions d'euros) même s'il est demandé 20 % de fonds propres. L'immobilier relève du bon sens. Parfois, je suis surpris que certaines familles n'investissent pas dans la brique."
2. La création d'un nouveau véhicule d'investissement à voir comme un tremplin
Avec les taux bas, c'est l'autre effet levier dont ont bénéficié les grandes familles : l'instauration, en novembre 2016, du statut de FIIS, fonds d'investissement immobilier spécialisé. "Ce statut a changé certaines donnes en termes de fiscalité, d'imposition et de structuration, indique Nicolas Vincent, lui qui offre les avantages des SIR (sociétés immobilières réglementées, ex-Sicafi) sans être coté en Bourse. Un véhicule assez propice pour ceux qui ont pour vocation d'investir sur le long terme et qui a promu l'investissement familial. Beaucoup de grandes familles se sont structurées en FIIS." "Grandes", car ce véhicule impose une taille de portefeuille de minimum dix millions d'euros.
3. Les actifs dans lesquels ces fonds immobiliers familiaux investissent
Dans un passé pas si lointain, ces fonds visaient surtout les commerces et les bureaux. "Le retail a toujours été une classe d'actifs attractive car il exige peu de gestion, confirme Olivier Dewit. Les retailers font, en effet, leurs propres aménagements et, même s'ils s'octroient des possibilités de break après trois ans, ils signent des baux à long terme. De plus, ils ne se contentent pas des seuls rez-de-chaussée, mais prennent aussi les étages des bâtiments." "Les bureaux font la joie des fonds plus prudents, poursuit-il, car les baux sont généralement fermes sur neuf ou douze ans. Et, surtout, ils sont bien plus appréciés que les commerces par les banquiers qui doivent leur octroyer des crédits…" Aujourd'hui, les fonds familiaux s'intéressent aussi à la logistique et au résidentiel, et même aux terres de culture. "Jusqu'à il y a quelques années, les espaces semi-industriels et les entrepôts étaient surtout visés par des occupants, des logisticiens et des institutionnels. Les investisseurs familiaux regardaient au mieux les terrains proches de leur usine, par exemple", cadre Olivier Dewit.

Aujourd'hui, ils voient donc bien au-delà. Ils tournent également autour du résidentiel, quand bien même le marché belge est-il moins prometteur : les promoteurs préfèrent, en effet, vendre (plus cher) leurs développements à la découpe à des propriétaires occupants que (moins cher) en bloc à des investisseurs. "Et, surtout, les loyers ne suivent pas. Difficile en Belgique d'atteindre un rendement de 4 %", convient Olivier Dewit. À moins de viser les quartiers plus aisés ou d'autres formes de logements comme les kots d'étudiants, les hébergements de vacances et les logements pour seniors. "L'intérêt des fonds familiaux pour le résidentiel, plus récent, n'en est pas moins bien réel", ajoute l'expert. Tout comme pour les terres de culture. "Cela tient à la vision, partagée par beaucoup de familles, que la terre n'a jamais flanché. La rentabilité est faible mais quasiment assurée." On peut y voir un retour à des fondamentaux bien réels, mais également une volonté de diversification. "Sauf exception et à l'inverse des grandes structures, les fonds familiaux ne se spécialisent pas dans tel ou tel actif, confie encore le responsable du département "Private Wealth" de CBRE. Cette flexibilité et cette diversification leur permettent de s'adapter aux éventuelles turbulences du marché."
4. Stratégie de garde ou de promotion
Si ces fonds familiaux se sont diversifiés en termes d'actifs, ils restent assez constants dans leur stratégie. "Certains fonds ont une stratégie de pure garde, d'autres veulent créer de la valeur ajoutée dans la promotion, remarque Adrian Devos. Les premiers sont plus discrets. Les seconds doivent avoir plus de visibilité puisqu'ils sont à la vente. Tout dépend de la propension au risque que ces familles ont, visant le rendement à long terme ou la marge." Ce qui n'empêche pas celles qui sont "à la garde" de faire "sporadiquement" ou "activement" une promotion et les autres de garder tel ou tel développement en portefeuille.
5. L'attrait pour le résidentiel et ses risques
Pour Vincent Gérin, les risques tiennent moins d'une question d'attrait pour le résidentiel ( qui est généralisé ) que de concurrence entre fonds familiaux. "Ils ont les moyens et l'oreille des banques, dit-il, et ils sont plus nombreux qu'avant. La concurrence entre eux fait augmenter les prix, surtout sur le neuf, classique ou abordable. Ils peuvent, en effet, acheter un immeuble en bloc au prix de la vente à la découpe. Ce qui complique l'accessibilité aux ménages occupants et donc aux futurs retraités qu'ils seront un jour s'ils doivent payer un loyer."
"Les grandes familles réfléchissent différemment des institutionnels. Elles sont peut-être plus positives"
Car même si les rendements résidentiels sont plus bas aujourd'hui qu'hier (3 ou 3,5 %), ils sont plus élevés que les rendements bancaires. "Si le rendement immédiat - à l'achat - est plus faible, insiste Vincent Gérin, il ira en augmentant, en tenant compte de l'indexation des loyers et de la plus-value à la revente. Les chiffres le disent : chaque année, la valeur intrinsèque de l'immobilier résidentiel augmente de 3, 4, 5, 6 ou 7 %. Sans rien faire. Ceci alors que les bureaux, dont les techniques se démodent, perdent de la valeur. Et que le retail est quelque peu délaissé."
6. Leurs localisations et fourchettes de prix de prédilection
"Je dirais que les fonds familiaux se limitent aux grandes villes (Anvers, Gand et Bruxelles), qui sont à comparer aux villes allemandes, et non pas aux Paris, Londres ou Amsterdam visées par les grands fonds, reprend Olivier Dewit. C'est que leurs disponibilités s'étendent entre deux et trente millions d'euros, et qu'à partir de quinze millions, ils sont en concurrence avec les institutionnels."
7. Des fonds familiaux belges, mais étrangers aussi
Si la clientèle de BuyerSide est principalement belge, celle du département "Private Wealth" de CBRE, maison mère oblige, est plus internationale. "À plus de 70 %, les familles sont belges, détaille Olivier Dewit. Dans les près de 30 % restants, on trouve, quasiment dans l'ordre, des fonds familiaux israéliens (c'est historique, du côté d'Anvers), luxembourgeois (assimilés aux Belges), français et néerlandais (voisins)."
"Sauf exception, les fonds familiaux ne se spécialisent pas dans tel ou tel actif"
Comme le sont, respectivement HB Capital ou la Financière Teychené. Par contre, il y a peu d'Allemands, "qui investissent principalement en Allemagne." Cette relativement forte proportion d'étrangers tient au fait que "le marché belge, que d'aucuns jugent ennuyeux, sans pics et sans éclat, mais stable, convient aux fonds familiaux." Et sans doute aussi parce que le ticket d'entrée est plus faible. "Oui, un rez-de-chaussée commercial avenue Louise ou boulevard de Waterloo est moins cher que sur les Champs Elysées", sourit-il.
8. Des acheteurs réactifs, qui s'autorisent à mettre le prix
Les fonds familiaux sont-ils de bons acheteurs ? À cette question, les experts ont tendance à répondre "oui, mais". "Il y a ceux qui font attention à chaque euro, sachant qu'ils ne pourront pas le dépenser ailleurs, et ceux qui s'offrent un "petit plaisir" en faisant un placement moins rentable immédiatement, dépeint Olivier Dewit. Ils ont une vision à long terme, ce qui leur permet d'être plus agressifs. Très certainement par rapport à des fonds qui exigent davantage de rotations de leur portefeuille et qui doivent faire une plus-value au bout de sept ans." "Il y a de l'émotionnel qui entre en jeu", accorde Vincent Gérin. "Si cela signifie que le rendement immédiat passe au second plan par rapport à la plus-value future, c'est vrai, complète Adrian Devos. Mais cela ne veut pas dire qu'ils achètent trop cher, prennent des risques ou ne regardent pas le rendement. Ce sont des pros qui veulent payer le prix correct. Et a priori, ils ont pour grande qualité de bien s'entourer - notamment par d'anciens grands professionnels de l'immobilier - et de très bien négocier."

Ils sont, en tous les cas, très réactifs. "Surtout par comparaison avec les conseils d'administration d'institutionnels ou d'autres sociétés d'investissement, ajoute Vincent Gérin. Une décision peut être prise en deux jours, l'accord du banquier obtenu en un jour et la finalisation effectuée le lendemain sachant qu'ils achètent généralement sans condition suspensive. Or, tout le monde sait que dans le monde immobilier, la rapidité d'action est importante." "Les grandes familles ont une vision plus patrimoniale et plus directe du marché. C'est très agréable de travailler avec elles, renchérit Nicolas Vincent, insistant sur le fait qu'elles représentent l'essentiel de la clientèle de BuyerSide. Elles réfléchissent différemment des institutionnels. Sont peut-être plus positives, plus pragmatiques. Elles ne voient pas les problèmes mais cherchent les solutions."
9. La montée en puissance de la jeune génération
"Les représentants de ces fonds familiaux ont plutôt 35-45 ans que 60-70. Ils sont fringants, bien habillés, roulent en Smart, pas en Bentley. Rien à voir avec ce qu'on imagine être un patriarche, ironise Vincent Gérin. Mais ils sont hyper-formés, ayant plusieurs masters en poche ; très professionnels ; et de véritables bourreaux de travail." "Il faut y voir l'esprit entrepreneurial de la jeune génération, argue Nicolas Vincent, plus créative, prenant de nouvelles initiatives…" Ce rajeunissement se vérifie d'ailleurs aussi dans les interlocuteurs vers qui se tourne cette nouvelle génération d'investisseurs : Olivier Dewit a 34 ans, Adrian Devos et Nicolas Vincent en ont respectivement 34 et 43.
Quelques grands noms
Les fonds familiaux sont bien plus que les patrimoniales d’antan. Pas tant dans l’esprit, qui est le même, qu’en taille et en professionnalisme.Derrière eux, on peut aussi bien trouver des familles (des Lhoist avec “Urban View”, des héritiers d’AB-InBev pour “Get Stone”, des Balcaen pour “Baltisse”, le couple De Raedt-Verheyden avec “Straco”…) que des entrepreneurs (Stéphane Benaym et “e-maprod”, Marc Coucke et “Alychlo”, Gérald Hibert et “GH Group”, Paul Thiers et “Ion Residential Platform”).Certains fonds ont pris une telle ampleur et ont acquis un tel know-how, accueillant parfois en leur sein de nouveaux actionnaires, qu’aux yeux des professionnels, ils se sont quasiment institutionnalisés. À tout le moins peuvent-ils concurrencer les institutionnels. C’est le cas d’Eaglestone, fondé sur la fortune de Stéphane Robert, héritier d’une famille du secteur pharmaceutique, par exemple. D’Equilis, basée sur le portefeuille des Mestdagh. Ou encore de la société d’investissement anversoise Buysse Partners, créée par Franck Buysse, le fils du comte Paul Buysse, propriétaire entre autres des immeubles mythiques que sont le CBR et le Glaverbel, chaussée de la Hulpe. Mais aussi d’Alides (famille Maes à l’origine), qui a récemment acheté l’IT Tower de l’avenue Louise.À ne pas confondre avec une entreprise familiale qui investirait dans de l’immobilier via son activité comme les Colruyt dans des magasins ou des terres de culture ou les Vande Vyvere dans Matexi. Même si parfois, la limite entre les uns – investisseurs privés ou familiaux – et les autres – sociétés ou groupes – est infime.