Télétravail, voitures de société… Quelle fiscalité “post-Covid” ?
Ils sont trois. Trois fiscalistes chevronnés qui estiment que la fiscalité nécessite de gros ajustements, pour le dire diplomatiquement. Surtout dans le monde “post-Covid”. Réflexions.
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Publié le 05-06-2020 à 07h30 - Mis à jour le 09-06-2020 à 10h03
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Ils sont trois. Trois fiscalistes chevronnés qui estiment que la fiscalité nécessite de gros ajustements, pour le dire diplomatiquement. Surtout dans le monde “post-Covid”. Réflexions.
On connaît tous le contexte de notre fiscalité. Très lourde sur le travail, mais aussi sur le patrimoine. Avec le déficit que l’on connaîtra et l’endettement public qui ne fera que croître ces prochaines années, un changement de paradigme est-il souhaitable ?
Sabrina Scarna (S.S.) : Ce que je redoute le plus, c’est qu’on rajoute une couche sans remettre la fiscalité en perspective. Lorsqu’on aborde la question d’un tax shift, la réponse “classique” est d’opposer la taxation du travail – beaucoup trop élevée, source d’inéquités et parfois même un piège à l’emploi – à celle du patrimoine. Mais ce qu’on oublie souvent de dire, c’est que le patrimoine est également fortement taxé en Belgique, en raison des droits d’enregistrement et de succession, de taxes boursières, de taxes diverses.
Il faudrait pouvoir se poser et se demander comment la fiscalité doit être adaptée, en tenant compte de l’évolution de la société et de la digitalisation, de la flexibilité professionnelle. Il faudrait déterminer à quoi elle est censée servir et oser aborder la question des dépenses publiques et leur priorisation. La crise nous l’a douloureusement rappelé. Notre fiscalité devrait être plus compréhensible et surtout plus équitable.
Nicolas Stockmans (N.S.) : En tout cas, je vois mal comment la fiscalité sur le travail pourrait encore être alourdie. Mais à la marge, dans ce souci d’équité peut-être, je pense que certains avantages de toute nature devraient être plus fortement taxés. Je ne serais pas non plus surpris que des régimes comme ceux des droits d’auteur ou des structures de rémunérations via une société de management soient fortement impactés par la prochaine réforme. L’imposition des plus-values sur actions me semble, quant à elle, plus ou moins inéluctable. D’aucuns parlent également d’un impôt sur la fortune, mais je doute que cela puisse être adopté en Belgique.
Pourquoi ?
N.S. : Ce serait complexe à mettre en place vu notre structure étatique. Et je suis aussi perplexe quant à l’efficacité d’une telle mesure. Et puis, encore faudrait-il que nous ayons un gouvernement et que celui-ci s’accorde sur les mesures fiscales à prendre. On parle effectivement de taxer davantage la consommation, mais est-ce une bonne idée ?
Emmanuel Degrève (E.D.) : Oui, je le crois. Seule la fiscalité sur consommation offre dans un contexte d’économie durable et environnementale une perspective de sens. C’est aussi le périmètre où la Belgique décroche le moins. Mais le simple usage de la TVA ne suffira pas. Elle est européenne, donc assez rigide, déjà consistante (21 %) et sa hausse deviendrait progressivement décourageante.
La fiscalité “après-Covid-19”, elle passe d’après vous par… ?
E.D. : Par un changement de paradigme, une autre fiscalité. Pourquoi ne pouvons-nous pas taxer autrement ?
S.S. : C’est une bonne question, mais je crains de nouvelles taxes…. L’État aura bien entendu besoin de moyens conséquents mais ce qu’il faudra surtout, c’est obtenir l’adhésion de tous. Et ça, ça nécessitera selon moi une fiscalité ponctuelle servant des objectifs “post-Covid” clairement définis. Nos dirigeants devraient expliquer pourquoi ils allouent ces moyens spéciaux à des buts extrêmement précis et déterminés. Le citoyen a démontré qu’il était solidaire. Un “post-Covid” bien géré le serait dans l’intérêt de tous. À situation exceptionnelle, mesures exceptionnelles.
Imaginons cette fiscalité “après-Covid”. Quels changements fiscaux pourraient se produire avec les changements attendus en matière d’organisation du marché du travail notamment, dont on parle beaucoup ?
S.S. : L’après-Covid entraînera certainement plus de flexibilité dans la manière dont les entreprises organiseront et laisseront leurs employés organiser le travail (mix télétravail/présence sur place ; adaptation des moyens de déplacement). Il faut que la fiscalité s’adapte et permette des compensations de transport, d’aménagement, etc. qui soient assez flexibles que pour ne pas peser sur les choix opérés.
N.S. : Je me demande si le confinement ne va pas sonner le glas des règles favorables au niveau des voitures de société. Si le télétravail se généralise, les gens vont réaliser qu’ils ont moins besoin de leur voiture, et encore moins pour des raisons professionnelles, et vont probablement mieux accepter que cet avantage ne leur soit plus octroyé en tant que tel. Une augmentation du travail à domicile pourrait aussi entraîner une révision à la hausse des montants octroyés en remboursement des frais exposés dans ce cadre. Je ne serais pas non plus surpris que l’on voie les incitants fiscaux liés au volontariat s’accroître, même si la législation relative à l’économie collaborative a été un fiasco… Après, ce ne seraient là que des ajustements ponctuels, alors que l’on aurait besoin d’une réforme plus globale de l’impôt des personnes physiques se traduisant par une simplification des règles, le système actuel s’avérant un vrai labyrinthe.
E.D. : C’est le flux, la transaction, qu’il faut taxer. Son avantage : il est multiplicateur du PIB. On peut donc le prélever avec un petit taux et un rendement important. Il n’a qu’un ennemi : les financiers “pur jus”. Mais ils pourront l’accepter, car ils éviteront de cette manière une fiscalité du patrimoine pénalisante. C’est aussi une bonne réponse aux paradis fiscaux ou au trading à haute fréquence qui pénalisent les économies réelles.
On sait tous aussi que la simplification administrative est hautement souhaitable. Notre législation est complexe. Mais est-ce possible d’en changer ?
S.S. : C’est une réelle nécessité. Notre fiscalité est devenue beaucoup trop complexe et génère d’ailleurs un sentiment d’injustice parce qu’elle ne peut pas être bien comprise de tous. Il faut effectivement pouvoir aller vers des déclarations préremplies, pour toutes les personnes qui n’utilisent que quelques cases de la déclaration fiscale.
N.S. : Une simplification est nécessaire. Au niveau de la faisabilité, si l’on considère la complexité de notre structure institutionnelle, les clivages politiques entre le nord et le sud du pays, la régionalisation croissante de l’IPP, on est en droit de se poser des questions. Théoriquement, je pense que c’est possible, mais notre réalité institutionnelle et politique me rend beaucoup plus perplexe. En Belgique, on a souvent mis en place des périodes transitoires en vue de rendre les réformes plus digestes, mais ces phases transitoires n’ont finalement eu pour effet que de complexifier davantage les règles.
E.D. : Pour moi, ce serait nécessaire mais c’est absolument impossible à réaliser sans dégager préalablement des marges de manœuvre. Or aujourd’hui, non seulement elles n’existent pas, mais elles vont disparaître totalement face au contrecoup du déficit “Covid-19”.
On parle souvent de la fiscalité comme d’un possible outil de relance économique. Quelle serait selon vous LA mesure fiscale qui pourrait le plus contribuer à conforter la relance ?
S.S. : Ce qu’il faudrait, c’est un véritable “plan Marshall” au niveau européen. On doit aujourd’hui, plus que jamais, investir pour créer de l’activité et de l’emploi, et mieux se préparer à tous les défis, qu’ils soient climatiques ou digitaux. La fiscalité ne devrait être qu’un instrument utilisé comme levier par les États pour aider à promouvoir ces plans globaux et spécifiques. Je pense par exemple au secteur de la construction. Le Covid a mis en lumière à quel point des établissements publics (écoles, palais de justice, prisons, etc.) ne pouvaient offrir de sécurité minimale. Ces manquements étaient déjà pointés du doigt mais aujourd’hui il faut que les États investissent et prennent les mesures fiscales utiles au soutien de leurs projets.
N.S. : A court terme, il pourrait être utile d’accorder des réductions ou déductions d’impôts visant à aider certains secteurs particulièrement fragilisés en raison de la crise mais à plus long terme, j’aime assez bien le concept d’une micro-taxe sur les flux financiers. Il faudrait juste la doser correctement pour qu’elle ne s’avère pas castratrice dans le cadre d’une relance économique. Mais je m’interroge quant à sa faisabilité car il me semble que, pour être opérationnelle, elle devrait à tout le moins être adoptée au niveau européen.
E.D. : La relance passera par une baisse de la pression fiscale au profit d’une amélioration du pouvoir d’achat et de l’effet induit très favorable que cela produit sur la consommation, moteur de la croissance. Nos États se comportent très différemment dans le monde, mais une première conclusion s’impose déjà : libérer des moyens est essentiel pour garantir le retour de la croissance. L’Allemagne est en pole position actuellement, la Belgique en queue de peloton…
De plus en plus, on sent que le mot “refédéraliser” n’est plus un vilain mot. En matière de fiscalité, les Régions utilisent-elles correctement les leviers à leur disposition ?
E.D. : La décentralisation fiscale au sens d’un accès régional à une autonomie législative est une aberration technique. Elle est légitime au regard des aspirations souveraines, mais inutile pour bien fonctionner. Le seul enjeu est la responsabilisation des entités fédérées. Cela pourrait être résolu autrement. Pour le dire “cash”, moins de législation, c’est plus de simplification ; moins de législateurs, ça l’est aussi nécessairement.
S.S. : Certains leviers ont été utilisés par les Régions, il faut quand même le dire. Parfois en tenant compte de visions différentes de la société. La concurrence a souvent aussi généré de l’émulation ; ça a été le cas quand la Flandre a décidé de proposer un taux forfaitaire pour les donations mobilières. Les deux autres ont ensuite enchaîné. Idem pour les régimes de transmission des entreprises familiales favorables, une fiscalité adaptée aux évolutions des familles et des tarifs identiques en ce qui concerne les donations immobilières. Toutefois, on voit aussi que la régionalisation a créé, en fiscalité, beaucoup de complexification.
La question à se poser est de déterminer si le jeu en vaut vraiment la chandelle au niveau du coût que cela engendre en tant que tel.
N.S. : Au regard de notre lasagne institutionnelle et de la nécessité d’une simplification des règles applicables en la matière, je me demande effectivement si ce n’est pas une “refédéralisation” permettrait de faciliter la réforme voulue. Maintenant, est-ce faisable – souhaitable – sur le plan politique, je n’en sais rien, même si on entend certains partis l’évoquer progressivement. Au niveau des leviers fiscaux déployés actuellement par les régions, au niveau de l’IPP, ceux-ci sont assez limités, dans la mesure où ils portent essentiellement sur le calcul de l’impôt (centimes additionnels régionaux) et certaines réductions d’impôt. Mais ce levier n’a globalement pas vraiment été exploité, sauf peut-être pour les prêts “coup de pouce” (Wallonie) et “win-win” (Flandre). En fait, on se rend compte que le levier fiscal utilisé par les Régions est davantage utilisé au niveau des droits d’enregistrement et de succession.
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