Vincent Juvyns (JP Morgan): "La somme des problèmes auxquels font face les marchés est tout à fait hallucinante"
"Nous avons un terreau fertile pour une nouvelle crise". Guerre commerciale, tensions à Hong Kong et en Argentine, situation politique complexe en Italie, Brexit, les mauvaises nouvelles ne manquent pas. Les marchés et l'économie sont touchés de plein fouet. Sommes-nous à l'aube d'une nouvelle crise majeure ? Les choses vont-elles finir par s'arranger ? Est-ce encore le moment d'investir ?
- Publié le 17-08-2019 à 11h44
- Mis à jour le 29-01-2020 à 16h41
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Guerre commerciale, tensions à Hong Kong et en Argentine, situation politique complexe en Italie, Brexit: les mauvaises nouvelles ne manquent pas. Les marchés et l'économie sont touchés de plein fouet. Sommes-nous à l'aube d'une nouvelle crise majeure ? Les choses vont-elles finir par s'arranger ? Est-ce encore le moment d'investir ?
Vincent Juvyns , Global Market Strategist chez JP Morgan, chargé de fournir aux clients du Benelux, de la France et de Genève des analyses de marché et économiques, est l'Invité du samedi . L'occasion de faire un tour d'horizon des risques et défis à relever.
La guerre commerciale qui oppose les Etats-Unis à la Chine ne semble pas près d'être finie. A quoi peut-on s'attendre à l'avenir ?
Sur le long terme, on peut espérer que le bon sens triomphera. De plus, aux États-Unis, il y aura bientôt des élections et un renouvellement. Néanmoins, le sujet du commerce fait peu débat outre-Atlantique, tant du côté des républicains que des démocrates. De manière unanime, ils sont défenseurs d'une ligne dure avec Pékin. Aujourd'hui, les analystes politiques disent qu'un accord entre Pékin et Washington à court terme est peu probable, voire inenvisageable. Il faudra certainement attendre les élections américaines pour que les lignes bougent mais on voit mal comment la situation pourrait se pacifier. Ça ira plus mal avant que ça n'aille mieux. De part et d'autre, c'est à celui qui clignera les yeux le premier.
En début de semaine, on a vu une salve de statistiques chinoises qui n'étaient guère encourageantes et l'économie flirte avec le bas de la fourchette. Ça risque de devenir très problématique. Il y a un impact négatif qui commence à se faire ressentir. Dans 2/3 des rapports d'entreprises américaines, il est fait mention de la guerre commerciale.
En Europe, la guerre commerciale préoccupe mais n'est pas la seule source d'inquiétude. Quid des autres phénomènes, tels que le Brexit ou la situation politique italienne ?
Il y a une multitude d'éléments qui pèsent sur la situation. En Italie comme au Royaume-Uni, ça s'est plutôt dégradé. En tant qu'analystes, nous maintenons l'option d'un Brexit négocié comme issue la plus probable. Mais le risque que ce ne soit pas le cas a augmenté ces dernières semaines. En Italie, ça n'a jamais été stable mais c'est devenu encore plus compliqué. Salvini ne fait aucun compromis et on sait que la politique budgétaire ne répond pas aux problèmes sous-jacents que sont ceux de la compétitivité. Dans certains pays, comme en France, une telle politique porte ses fruits, mais pas en Italie.
L'Argentine a connu une semaine très difficile, la Bourse plongeant lundi de plus de 30%, le peso chutant. Cela pourrait-il avoir des répercussions globales ?
L'Argentine n'est pas un pays systémique. Je serais plus inquiet si l'Italie avait un souci similaire. L'Argentine est en convalescence. Ils ont eu la bonne idée de demander assistance au FMI et bénéficient d'une assistance technique. Néanmoins, ça ne va pas bien et les troubles politiques font craindre pour la stabilité. Les investisseurs s'inquiètent pour l'avenir. Il y a une augmentation des coûts des crédits, on a vu le peso baisser de 20% par rapport au dollar américain, les indices sont instables. La crainte peut expliquer que les marchés se soient réajustés. Même si la situation est inquiétante, le problème est loin d'être aussi disruptif que la guerre commerciale ou qu'une crise de la dette.
A Hong Kong, la situation n'est pas plus paisible, loin de là. Comment analysez-vous ce qu'il s'y passe ?
A Hong Kong, il s'agit surtout d'un problème de politique intérieur. Ce n'est pas un événement économique. Derrière tout ce qui se passe, il ne faut pas perdre de vue la réalité sous-jacente. Nous sommes dans une zone où sévit aussi la guerre commerciale. Il y a eu de grandes réformes en Chine, notamment au niveau de la consommation. La Chine continue de s'ouvrir, c'est un processus inéluctable. Il est possible d'investir dans des actions A chinoises, dans la dette chinoise, alors que c'était impossible il y a 10 ans. JP Morgan a par exemple pu prendre une part majoritaire dans des joint-ventures, ce qui n'était pas possible avant. Dans ce flux d'informations inquiétantes, il y a des choses beaucoup plus rassurantes. Bien entendu, il ne faut pas voir le monde avec des lunettes roses. Mais il y a fort à parier que, dans un futur à moyen ou à long terme, nous aurons oublié cette période.
Avec tous ces événements, serions-nous tout simplement en train de vivre la pire période que l'économie ait connu ?
En toute objectivité, je dois dire que la somme des problèmes auxquels font face les marchés est tout à fait hallucinante. Les risques sont partout, c'est très anxiogène. Mais il faut prendre de la hauteur, du recul. On est aussi dans une communication où chaque nouvelle prend des dimensions sans précédent, notamment grâce aux réseaux sociaux. On ne devait pas gérer un tel retentissement dans les années 80. On idéalise le passé mais on oublie que les années 70, 80, étaient des périodes de tensions terribles, de guerre froide, de conflits, de crises, de risques nucléaires. Aujourd'hui, n'importe quel événement prend une ampleur terrible. La situation actuelle n'est vraiment pas brillante mais c'est difficile de dire si c'est plus compliqué que par le passé. Il y a eu des périodes pires.
Faut-il craindre une nouvelle crise économique ?
C'est bien possible mais c'est très compliqué de réellement définir avec certitude quand cela arrivera. La situation n'est pas bonne au niveau économique, géopolitique. Il y a de nombreux risques. Nous avons un terreau fertile pour une nouvelle crise mais cela ne veut pas dire que nous en subirons une. Il y a beaucoup d'éléments déclencheurs potentiels mais nul ne peut prédire quand cela se produira. Néanmoins, nous avons une assurance anti-crise avec les politiques budgétaires de la plupart des banques centrales. Et nous n'avions pas cela en 2008. A priori, cela permet d'étendre le cycle économique. De nombreux gourous annoncent une récession aux USA mais le pays vient d'achever le plus long cycle de croissance de son existence. Cependant, le risque est également dans la possibilité que la guerre commerciale se transforme un jour en conflit militaire. Nombre de conflits ont trouvé leur origine dans un contentieux économique. Il faut également faire attention au Brexit. Au-delà de la faiblesse des taux, globalement, le citoyen continue de dépenser, les perspectives d'emplois s'améliorent plutôt, c'est encourageant.
Les marchés évoluent de manière cyclique et je ne vois pas pourquoi une crise ne se reproduirait pas. Ce n'est pas la première fois que nous avons ce genre d'environnement. Mais des éléments nous protègent et les chocs sont relativement bien absorbés. Les investisseurs sont craintifs mais quand on regarde les performances sur les marchés, il y a un réalisme des investisseurs. Les crises sont souvent la suite de périodes insouciantes, or ce n'est pas le cas en ce moment.
Outre les événements actuels, quels pourraient être les autres grands défis pour l'économie ?
Les gros points de polarisation sont l'affaiblissement en Chine, la politique européenne, le Brexit, la situation en Italie, et les USA. J'ajouterais au rang des risques, à l'heure du GIEC, ceux réels sur le climat et le développement humain. Nous nous devons en tant qu'analystes, observateurs et conseillers, de les intégrer de meilleure manière. On fait de gros efforts pour avoir des stratégies d'investissement qui respectent cela mais il y a une urgence à traiter ce sujet. Il est du devoir de tout investisseur d'intégrer ces problématiques pour le futur.
Coupler "investissement" et "écologie", comment est-ce possible ?
Il ne faut pas exclure des pans importants de notre économie. Mais il faut dévier de ce qui est polémique, comme l'industrie carbonée, l'industrie liée aux armes ou autres. C'est primordial d'intégrer cela dans nos solutions d'investissement.
Finalement, est-ce une bonne idée de continuer à investir ?
À court terme, je promulguerais plutôt un appel à une grande prudence. On a des marchés qui ont très bien performé et on a face à nous énormément de risques. Nous sommes donc dans un environnement où on a tendance à réduire la voilure en termes de prise de risques. Prudence donc. À long terme, la seule certitude, c'est qu'on a la quasi garantie d'avoir des taux bas, voire négatifs, pour une relativement longue durée. Pour l'épargnant lambda qui répond à la baisse des taux par plus d'épargne, le pouvoir d'achat de son épargne va continuer de s'éroder. Néanmoins, il faut aller cherche les actifs qui produisent du rendement. Si on a des phases de corrections, c'est le bon moment pour rentrer sur les marchés. Je ne sais plus qui disait "il y a deux certitudes dans la vie, les impôts et la mort". On peut ajouter les taux bas dans la liste.
Il ne faut pas fermer les yeux sur les risques mais il faut également regarder sur le long terme. L'Europe va continuer d'avancer, les puissances motrices du Vieux continent vont poursuivre la construction d'une Europe forte. Il faut rester optimiste : on a su répondre à la crise en 2008 et je reste confiant quant à la capacité des banques centrales pour inventer les outils et faire face aux grands défis. Mais, j'y reviens, il faudra absolument faire attention à la variable climatique.