Uber, Spotify, Airbnb… Pourquoi les investisseurs soutiennent des entreprises qui perdent des centaines de millions de dollars ?
Les investisseurs continuent d’alimenter en capitaux des entreprises affichant un bilan dans le rouge de plusieurs milliards de dollars. Mais pourquoi ?
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Publié le 31-01-2023 à 14h07 - Mis à jour le 31-01-2023 à 19h16
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51 000 licenciements : voilà le chiffre effrayant obtenu en combinant les annonces récentes de Microsoft (10 000), Amazon (18 000), Alphabet (Google, 12 000), et Meta (11 000). Un bilan qui s‘alourdit encore quand on y ajoute les “petits” licenciements prévus chez Salesforce (8 000), Snapchat (1 200), Twitter (plus de 3 000 emplois)… Bref, sale temps pour les entreprises de la tech.
Si les Gafam ont de quoi amortir le choc, toutes ces entreprises n’ont pas les reins aussi solides. Certaines n’ont d’ailleurs tout bonnement (presque) jamais terminé l’année fiscale avec un bilan comptable positif. Malgré leurs millions de clients et des performances boursières souvent excellentes, les Airbnb, Uber, Snapchat, Spotify, Twitter et autres continuent de brûler du cash par centaines de millions de dollars, tout en conservant la confiance des investisseurs. Mais jusqu’à quand ?
Plus de 21 milliards de dollars perdus depuis 2015
Commençons par un petit état des lieux. Depuis leur création, Uber (2009), Snapchat (2011), Airbnb (2008), Twitter (2006) ou encore Spotify (2006), pour citer des exemples parlants, enregistrent une croissance fulgurante. Le nombre d’utilisateurs, les transactions, les abonnés/utilisateurs ou encore le chiffre d’affaires sont sur une courbe (très) ascendante. Le chiffre d’affaires d’Uber a par exemple bondi d’un peu moins de deux milliards de dollars en 2015 à 17,45 milliards en 2021. Celui de Snpachat a explosé de 58 millions de dollars en 2015 à 4,12 milliards six ans plus tard.
Toutefois, au niveau comptable, parler de pertes abyssales ne serait dans le cas présent pas galvaudé. Depuis 2015, l’entreprise Snapchat, valorisée à plus de 16 milliards de dollars en Bourse, cumule une perte nette de 8,05 milliards de dollars. Spotify, valorisée aux alentours des 19 milliards de dollars, ne s’en tire pas beaucoup mieux avec une perte nette cumulée de 2,93 milliards de dollars. Malgré une valorisation bien supérieure, Airbnb (64,13 milliards de dollars) affiche un bilan comptable de -5,7 milliards de dollars depuis 2015. Elles restent toutefois toutes largement derrière Uber qui, malgré une valorisation de 60,5 milliards de dollars à la Bourse de New York, se démarque avec une perte nette cumulée de 21,86 milliards de dollars depuis 2015, rien que ça. Si Twitter s’en sort de justesse sur la période 2015-2021 (bénéfice net cumulé de 229 millions de dollars), il est toutefois en négatif pour la période 2010-2021 (-462 millions).
Des chiffres qui donnent le vertige, mais qui n’empêchent pas ces sociétés de tourner, pour certaines d’engager, d’investir, de racheter des concurrents ou encore de partir à la conquête de nouveaux marchés. Comment ? Grâce au soutien inconditionnel d’investisseurs qui continuent de les abreuver en espèces sonnantes et trébuchantes.
Un investissement à (très) long terme
Quel est l’objectif de ces “mécènes” des temps modernes ? “Les investisseurs sont orientés vers l’avenir. C’est particulièrement le cas dans le domaine de la tech : ils voient les gains potentiels à long terme”, précise Charles Van Wymeersch, professeur émérite en finances et sciences de gestion de l’UNamur. “Pour la biotech, c’est même à très long terme : ce secteur engloutit des milliards de dollars avant d’offrir un retour. Le but du secteur de la tech, c’est de développer des bases de compétences. Certains développent parfois des produits dont ils ignorent encore les applications prochaines. Prenez BioNTech, par exemple : c’est l’un des grands gagnants de la crise sanitaire. Ils ont pu rapidement proposer un vaccin grâce à leurs compétences avancées en matière d’ARN Messager, une technologie dans laquelle ils investissaient depuis très longtemps. Pourtant, jusqu’à l’arrivée du Covid-19, ces compétences semblaient presque farfelues”, illustre-t-il.
"Les valorisations ont grimpé de manière ahurissante"
Concernant le dégraissage actuel de l’emploi dans le secteur de la tech, notre interlocuteur rappelle qu’il survient après “une expansion incroyable, pour ne pas dire anormale, durant la crise sanitaire”. “Cours en ligne, vidéoconférence, livraison de repas, commerce en ligne, etc. Le secteur tech a connu une affluence colossale de capitaux. Les valorisations ont grimpé de manière ahurissante grâce aux taux négatifs ou en tout cas proches de zéro." S’il y a bel et bien eu une bulle, il n’y a pas de risque d’écroulement, complète-t-il, pointant que “la surenchère entre investisseurs” est retombée.
”Microsoft a mis des années à être rentable”
En résumé, si les données brutes ne sont pas réjouissantes, les calculs se feront plus tard. Il est vrai qu’une entreprise comme Uber continue d’afficher une croissance à trois chiffres, que Spotify est l’un des (si pas le) leaders mondiaux du streaming musical, tout comme Airbnb l’est au niveau de la location de logements. Sans oublier que de nombreux précédents existent. En 2000, Amazon affichait une perte nette de 1,4 milliard de dollars. En 2021, son bénéfice net dépassait les 33 milliards de dollars… Apple a frôlé la faillite à la fin des années 1990 avant de redresser la barre et d’afficher en 2022 un bénéfice net de 94,68 milliards de dollars. “Microsoft a mis des années avant de nouer avec la rentabilité”, abonde notre interlocuteur.
La rentabilité lors des premières années n’est pas toujours un gage de réussite, et son absence n’est pas gage d’échec. “Tant qu’il reste des perspectives de croissance, c’est jouable pour les investisseurs”, souligne Charles Van Wymeersch. “Il ne faut pas oublier que les produits proposés par ces entreprises n’ont pas été inventés du jour au lendemain. Quand Apple lance son interface novatrice du Macintosh, ou l’écran tactile de l’iPhone, ces évolutions étaient en développement depuis des années. C’est d’ailleurs similaire concernant l’outil ChatGPT dévoilé par OpenIA : il s’agit de percées brutales, mais qui surviennent après des années de travail en coulisse. Mais les investisseurs sont prêts à traverser ce processus et à mettre les moyens nécessaires”, continue-t-il, rappelant également l’importance de disposer d’une bonne diversification dans ses investissements.
”The winner takes all”
Enfin, nombre de ces entreprises sont américaines, et cette composante culturelle peut également jouer un rôle. “L’industrie tech américaine est tout à fait particulière. Elle dispose d’une dynamique plus rapide et brutale que ce que nous ne connaissons en Europe, avec un développement plus spectaculaire à la clé. Aux États-Unis, l’idée de lancer une activité, de la faire grandir, puis de la voir s’écrouler fait beaucoup moins peur que chez nous.”
Un courage entrepreneurial qui s’allie plutôt bien à l’adage du “winner takes all” (le vainqueur remporte tout). A l’instar d’un Amazon, d’un Google ou d’un Microsoft, une fois qu’une entreprise atteint une taille critique, elle va tout simplement écraser la concurrence, via des rachats ou en occupant tout l’espace disponible.
La patience des investisseurs n’est toutefois pas sans limite. En mai 2022, le patron d’Uber a annoncé une réduction des dépenses et se diriger plus rapidement vers un modèle de rentabilité pour rassurer les investisseurs. “Il est évident que le marché est en train de vivre une transition d’ampleur, et nous devons agir en conséquence”, déclarait alors Dara Khosrowshahi, le patron d’Uber.