"Le monde politique a peur des banquiers"
L’économiste tire à boulets rouges sur le monde politique. Pour lui, il existe une certaine forme de connivence entre ce monde politique, les banques centrales et le secteur bancaire, explique-t-il dans un entretien à La Libre.
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- Publié le 28-05-2023 à 14h09
- Mis à jour le 28-05-2023 à 23h19
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À bientôt 77 ans, Paul De Grauwe reste un économiste très écouté. Ses prises de position dans les médias – récemment celle sur la rémunération des comptes d’épargne – suscitent souvent le débat. Ce "libéral" convaincu qui fut aussi sénateur Open VLD n’a pas peur de bousculer. Dans sa ligne de mire : le monde politique, les banques mais aussi les autorités monétaires dont il dénonce régulièrement les connivences et dysfonctionnements. Professeur émérite à Leuven, il enseigne aujourd’hui toujours à London School of Economics. “Personne ne me dit, vous êtes devenus trop vieux, il est temps de prendre votre pension”, dit-il d’un air malicieux. “Mais bien entendu, il faut performer”, ajoute-t-il. Si l’enseignement et la recherche l’occupent encore une bonne partie de son temps, Paul De Grauwe n’en délaisse pas moins la lecture. Avec une prédilection pour les livres d’histoire. L’homme nous précise enfin “être peu consulté par le monde politique”. Même s’il a noué des relations amicales avec le ministre Frank Vandenbroecke, en charge des Affaires sociales de la Santé publique. Entretien.
Depuis quelques jours, plusieurs partis de la majorité, à commencer par Vooruit, mettent la pression sur les banques pour relever leurs taux sur les livrets d’épargne ? Avec quels résultats à attendre ?
Un consensus sera difficile à obtenir comme c’est en général le cas avec la coalition actuelle. Il me semble que le MR sera plus difficile à convaincre que l’Open VLD. Mais je ne suis pas analyste politique. J’espère me tromper !
Le monde politique devrait-il imposer une augmentation du taux minimum sur les livrets d’épargne ?
Absolument ! Le système bancaire en Belgique pèche par son manque de concurrence. Ce qui oblige les autorités à intervenir. D’autant qu’il s’agit d’une manne que la Banque nationale de Belgique (BNB) attribue au système bancaire, qui sera en grande partie redistribuée aux actionnaires. La BNB distribue 8,45 milliards aux banques. Ce montant correspond au taux de 3,25 % payé par la BNB sur les dépôts des banques commerciales belges, qui sont de 260 milliards d’euros. Les profits de la BNB devraient rester dans les caisses de l’État plutôt que d’être réalloués vers le système bancaire privé. On ne peut pas accepter ça ! Il faut intervenir.
Dans le système actuel, il y a un intérêt formidable pour les banquiers à pousser la BCE à augmenter les taux d’intérêt."
Et à quel niveau faudrait-il remonter les taux ?
Il faudrait relever le taux plancher à au moins 1,5 % et même de préférence à 2 %. Il restera beaucoup d’argent qui ira aux banques. Vu que les montants placés en livrets d’épargne s’élèvent à 300 milliards, une hausse de 1 % équivaut à un coût supplémentaire de 3 milliards. On est à moins de la moitié des 8,45 milliards ! Ce n’est pas raisonnable que cet argent public soit redistribué aux banquiers. Si on interrogeait la population sur l’affectation de cet argent, je suis persuadé que personne ne dirait qu’il devrait aller aux banquiers.
Comment comprendre que le gouverneur de la Banque nationale, Pierre Wunsch accepte une telle situation ?
Ce système a été établi par la Banque centrale européenne (BCE). La situation est la même dans tous les pays de la zone euro. C’est une aberration. La BCE a décidé d’augmenter les taux d’intérêt en augmentant la rémunération des dépôts des banques dans leurs banques nationales respectives. Dans le passé, la BCE n’opérait pas de cette manière. Elle a changé de modus operandi en 2015 quand elle a commencé à injecter des montants considérables de liquidités dans le système bancaire en achetant des obligations d’État aux banques. C’est ce qu’on appelle le Quantitative Easing. Les banques qui vendaient leurs titres à la BCE obtenaient un dépôt à la BCE via leur banque centrale. La technique actuelle est donc d’accroître la rémunération de ces dépôts. Ce taux est passé en un an de 0 % à 3,25 %, et cela va sans doute encore augmenter en juin.
Il y a donc quelque chose qui ne va pas dans le système de la BCE…
Tout à fait. Une solution serait de ne plus rémunérer les dépôts et de les bloquer, comme le faisaient les banques centrales dans le passé. Elle permettrait à la BCE d’augmenter les taux d’intérêt sans être obligée de rémunérer les banquiers. Dans le système actuel, il y a un intérêt formidable pour les banquiers à pousser la BCE à augmenter les taux d’intérêt.
Pourquoi la BCE ne veut pas bloquer ces dépôts ?
Je vois deux raisons. Il y a le paradigme qui existe actuellement dans les marchés financiers et dans les banques centrales selon lequel il ne faut pas mettre en place des instruments créant des distorsions dans les marchés. Cet un argument un peu dogmatique. Deuxième explication : les banques ont tout intérêt à ce que ce système ne se mette pas en place. Car elles verraient une source de profit disparaître.
En 2020, les profits des banques belges s’élevaient à environ 3,5 milliards. En 2021, ils atteignaient 6,4 milliards. En 2022, elles ont franchi un record historique de presque 10 milliards. Et les banquiers viennent nous dire : ne touchez pas à nos profits sinon, il y a une crise bancaire."
Y a-t-il trop de connivence entre la BCE et les banques ?
C’est clair. Les banquiers ont beaucoup de pouvoir. Ils ont tout un réseau d’influence. Pourquoi certains partis vont s’obstiner à ne pas aller dans cette direction ? Parce qu’il y a une série de réseaux d’influence parfois très subtils.
Ne faut-il pas aussi trouver l’explication dans la peur des autorités de vivre une nouvelle crise comme celle en 2008 ?
C’est une tactique d’argumentation développée par Febelfin (NdlR : fédération du secteur bancaire en Belgique). Mais c’est l’inverse qui pourrait se passer. Si les banques refusent d’augmenter leurs taux sur les livrets, les épargnants vont finir par retirer leurs dépôts. Les banques ont donc tout intérêt à ce que cela ne se produise pas.
Le risque est-il vraiment réel vu l’inertie de l’épargnant belge ?
Il y a, il est vrai, beaucoup d’inertie. Mais elle a ses limites dès qu’il y a des alternatives intéressantes. Ce qui est sûr c’est que l’argument de Febelfin ne tient pas la route. En 2020, les profits des banques belges s’élevaient à environ 3,5 milliards. En 2021, ils atteignaient 6,4 milliards. En 2022, elles ont franchi un record historique de presque 10 milliards. Et les banquiers viennent nous dire : ne touchez pas à nos profits sinon, il y a une crise bancaire. Leur argumentation n’est pas crédible.
Et que pensez-vous leur argument de dire que la hausse des taux porte sur toute l’épargne et pas sur tous les crédits dont certains taux restent bas ? Tient-il la route vu que normalement les banques couvrent une partie du risque de taux ?
En effet cela ne tient pas la route. Même s’il y a toujours une contrepartie qui a pris le risque de taux d’intérêt. Mais ce risque ne sera plus dans le système bancaire, ce qui réduit le risque systémique.
D’une certaine façon, Felbelfin trahit la vérité…
C’est une tactique qui vise à créer un sentiment de crainte d’un grand risque. Et bien sûr certains politiciens estimeront qu’il ne faut pas prendre ce risque.
Non seulement les profits de la Banque Nationale de Belgique ne sont pas canalisés vers l’État mais il entraîne des pertes énormes. Ces pertes énormes, qui va les payer ?"
Pour expliquer le manque de concurrence en Belgique, vous parliez du “dilemme du prisonnier”. De quoi s’agit-il ?
C’est un jeu très connu en économie dans la théorie des jeux. Cela consiste à montrer que la collusion est une stratégie plus payante que la concurrence. Étonnamment, c’est Peter Van den Houte, chief economist d’ING, qui y a fait allusion, avouant ainsi que c’est dans l’intérêt des banquiers de ne pas se faire concurrence.
Et tout ceci engendre des pertes énormes du côté de la BNB qu’il faudra peut-être un jour recapitaliser avec l’argent des contribuables…
Oui et peut-être que cela forcera enfin le débat et permettra de reconsidérer l’approche actuelle. C’est dramatique. Non seulement les profits de la BNB ne sont pas canalisés vers l’État mais il entraîne des pertes énormes. Ces pertes énormes, qui va les payer ? Tout cela a été distribué aux banquiers et à leurs actionnaires : ils se frottent les mains… Il faudra expliquer aux contribuables que l’on doit recapitaliser la BNB parce que l’on a donné tout cet argent aux actionnaires des banques et non pour financer des politiques publiques.
Les banques dans les autres pays récoltent-elles aussi une manne aussi importante de leur banque centrale ?
Absolument. Le montant global des dépôts dans la zone euros détenus par les banques commerciales auprès de leur banque nationale respective est de 4 000 milliards offrant un taux de 3,25 %. Cela équivaut à un transfert de 139 milliards de profits. Les dépenses annuelles de l’Union européenne s’élèvent à un peu près 160 milliards. Mais, elles doivent remplir un certain nombre de conditions pour pouvoir être acceptées. Le système de la BCE distribue un montant comparable aux banques sans qu’il y ait un débat politique à ce sujet. C’est invraisemblable.
Que diriez-vous à un épargnant qui cherche des rendements plus élevés ?
Il pourrait s’intéresser aux obligations d’État, qui rapportent du 3 % par an, hors commissions tout en ayant un risque limité. Peut-être que l’État pourrait lancer une campagne de sensibilisation. Il pourrait même émettre un emprunt populaire comme il y avait le “bon Leterme”. Mais le monde politique a peur des banquiers.
Aujourd’hui, les banques centrales ont les moyens d’éviter de telles crises systémiques. Mais je ne suis pas toujours très enthousiaste par rapport au système qui a été mis en place. Car étant donné que tout est désormais “garanti”, les banquiers se disent parfois qu’ils peuvent faire n’importe quoi et prendre des risques inconsidérés."
Le secteur bancaire a connu quelques frayeurs avec le Credit Suisse et la faillite de plusieurs banques régionales américaines. Est-il globalement plus solide aujourd’hui qu’avant la crise financière de 2008 ?
Oui, je le pense. On a appris de la crise bancaire de 2008. Le régime de régulation et de supervision des banques est devenu beaucoup plus contraignant. Et les banques détiennent aujourd’hui des ratios en capital plus élevés que ce n’était le cas avant la crise bancaire de 2008. En Europe, les banques sont nettement moins sujettes que par le passé à des crises de liquidités. C’est un peu différent aux États-Unis où sous la présidence Trump, on a allégé les exigences en termes de fonds propres et de liquidités des banques régionales. Avec le résultat que l’on a vu récemment avec la faillite de certaines de ces banques…
La Réserve fédérale (Fed) américaine a alors joué les pompiers de service…
La Fed est intervenue pour éviter un effet dominos et que certains risques ne dégénèrent en crise systémique. Deux éléments permettent de limiter les risques systémiques. Un : quand une banque est en difficulté et confrontée à des retraits massifs, la banque centrale doit pouvoir agir comme prêteur de dernier ressort. Deux : la mise en place un système de garantie de dépôts sans limite, comme cela existe désormais aux États-Unis alors qu’elle est limitée à 100 000 euros en Europe. Aujourd’hui, les banques centrales ont les moyens d’éviter de telles crises systémiques. Mais je ne suis pas toujours très enthousiaste par rapport au système qui a été mis en place. Car étant donné que tout est désormais “garanti”, les banquiers se disent parfois qu’ils peuvent faire n’importe quoi et prendre des risques inconsidérés. On appelle cela le “hasard moral”. C’est la raison pour laquelle ces mécanismes de protection des banques doivent aller de pair avec un renforcement de la régulation du secteur.
Pendant la période qui a précédé la crise bancaire de 2008, la Réserve fédérale américaine (Fed) a véritablement fait des folies en poursuivant une politique beaucoup trop expansionniste et qui a été responsable d’une bulle spéculative."
On parle beaucoup pour le moment du risque lié au plafond de la dette américaine. Quelle est votre perception ?
C’est un risque pour l’économie américaine mais aussi pour nous. S’ils ne parviennent pas à trouver une solution, on pourrait connaître une nouvelle crise financière mondiale et ce serait un choc énorme. Je suis assez confiant sur le fait qu’une solution sera en fin de compte trouvée mais on ne sait jamais. Ce n’est pas la première fois dans l’histoire que nous sommes gérés par des fous ou des gens lunatiques qui agissent en dehors de toute rationalité…
Dans le face-à-face entre la Banque centrale européenne (BCE) et la Fed, qui gère mieux sa politique monétaire ?
C’est difficile à dire et cela dépend des périodes. Pendant la période qui a précédé la crise bancaire de 2008, la Fed a véritablement fait des folies en poursuivant une politique beaucoup trop expansionniste et qui a été responsable d’une bulle spéculative. À ce moment-là, la BCE a mieux géré les événements. Mais plus récemment, la Fed a été plus vite à réagir face au risque d’inflation. Mais la BCE, contrairement à la Fed, repose sur une union monétaire avec 20 pays différents. Il y avait la crainte dans le chef de la BCE qu’une hausse trop rapide des taux entraînerait une crise des dettes souveraines, comme celle que nous avons connue en 2010-2012. Elle a donc opté pour une approche conservatrice.